Le courage d'une femme.


C'est encore une lubie de mon beau-frère. S'il ne me l'a pas répété dix fois, il ne me l'a jamais dit. Un peu du genre têtu. "Il faut absolument que tu ailles manger chez Ariadna!" Ariadna? Ariadna? "Si, tu te souviens, elle était venue à cette fête à la maison, quand tu faisais la grillade avec Sergi López, tu l'as rencontrée au Cal Xim aussi". Je me souviens en effet du regard déterminé de cette femme; pour une raison que j'ignore, elle me fait penser à l'héroïne du film Deliciosa Marta, cette cuisinière allemande virtuose dont la vie et la cuisine s'entremêlent. Une femme de tête, pourrait-on dire. Sensible mais forte.


Nous voila donc partis, Le Gosse et moi. Le Gosse, c'est le surnom de mon beau-frère, ne me demandez pas pourquoi. Oui, partis, ventre à terre, parce que le restaurant d'Ariadna, il n'est pas à Barcelone, mais en banlieue, là où l'on ne met jamais les pieds, à Sabadell exactement, nord, nord-ouest de Barcelone. Ce n'est pas non plus l'expédition, en un quart d'heure, vingt minutes, si (contrairement à nous et notre GPS) on ne se perd pas du côté de Besòs ou de Badalona, on met les pieds sous la table, tranquille.


Sabadell, c'est le type même de ces villes moyennes catalanes (la plupart, malheureusement) que le culte de l'argent facile et un certain goût pour l'architecture utilitariste ont enlaidi avec efficacité depuis trente ans. Coup de chance, le Fil d'Ariadna est installé en plein centre, à cent mètres de l'important marché municipal (et de son vaste parking souterrain), cœur vivant de cette cité dont l'animation n'est pas visible au premier coup d'œil.

Le restaurant est installé dans un lieu relativement impersonnel, pas plus cependant que la plupart des mangeoires branchées des quartiers "chics" de Barcelone. Il est évident qu'ici, avec des moyens financiers limités, la parti-pris a été de mettre l'essentiel des efforts dans l'assiette. Concernant l'accueil, on est très vite rassuré, en revanche, par la gentillesse des jeunes filles qui s'activent en salle. À noter que le personnel du Fil d'Ariadna est intégralement féminin, jusqu'en cuisine.


Ce qui rassure aussi immédiatement, c'est cette belle assiette de jambon qu'on vous pose sur la table quand vous vous asseyez. Rien qu'à l'œil, les amateurs de la nouvelle cuisine naturelle catalane* ont identifié son origine, du jambon de Cal Rovira, la ferme de Sagàs et du fameux Els Casals, l'étoilé paysan des montagnes de Berga. Rien que ce détail, cette assiette de jambon donne une petite idée des références et des intentions d'Ariadna Julian, qui est tout sauf une débutante, je vous en parlerai plus avant.

Tranquillement, alors qu'on se dispute les derniers bouts de cochon, arrive un plat de fraîcheur, une coca catalane toute simple, des sardines posées sur un matelas croquant de courgettes, pommes, pêches. Dehors, il fait 32°C, c'est déjà oublié. Au passage, Monica, la jeune fille qui s'occupe de la cave (et qui, contrairement à pas mal de sommeliers qui se la pètent acompris la différence entre les vins de concours et les vins à boire), nous ressert un verre d'un petit bergerac rosé, exotique à Sabadell mais aussi à l'aise sur la coca que sur le jambon.

Un peu de fumée en cuisine… Rassurez-vous, ça ne brûle pas! Mais Ariadna connaît les bienfaits des cuissons à la braise. C'est d'ailleurs une histoire assez extraordinaire puisqu'au moment de monter son affaire, elle a racheté, pour une bouchée de pain, le vieux four à braise qu'elle avait utilisé il y a plus de dix ans dans un restaurant aujourd'hui disparu de la Colonia Güell**, un vrai outil de luxe dont seul les vrais cuisiniers-rôtisseurs, âmes bien nées, peuvent comprendre la délicatesse. Tout juste sorti de ce four trois-étoiles, elle nous apporte un œuf, un bel œuf de ferme, relevé de quelques rousillous et de soubressade, née, comme le jambon, à Can Rovira. Que demande le peuple?


Je ne vous l'ai pas dit, mais la carte est vraiment sexy, du genre "j'ai envie de tout". Dans les tapas, notamment, avec Le Gosse, on ne peut pas faire l'impasse sur le hamburger de pieds de porc, une petite merveille avec sa dynamique samfaina, cet espèce de petit sauté de légumes catalan, aillé et pimenté. Heureusement qu'on avait dit qu'aujourd'hui on allait manger léger…


Histoire de faire régime, Ariadna nous envoie un petit poisson, une limande, toute bête, poisson injustement méprisé. Elle se fournit chez un poissonnier du mercat, la limande a du sens, au moins autant, plus en fait que ces turbots d'élevage nourris aux farines avec lesquels on croit vous prendre pour des jambons ici et là. Surtout quand on sait la cuire impeccablement. Surtout quand on l'accompagne d'une espèce de suquet de jus de poisson, rehaussé de légumes frais (ils viennent d'un paysan du coin), plein d'esprit, qui est un plat à lui seul


Au menu du jour, à onze euros (IVA incluido…), il y a des joues de porc braisées avec de la purée de pommes de terre. C'est Le Gosse qui craque en premier, il faut qu'on goûte! Normal, c'est de la cuisine régressive, de toda la vida! Ah au fait, on a complètement oublié qu'on était à Sabadell, ce restaurant, il faudrait le classer centre culturel!


Plus faim pour le fromage, c'est ballot parce qu'il a l'air aimable. Une autre fois?


Il faut quand même se faire un dessert. Un seul. Para compartir. Beignets d'ananas au caramel doux, flanc à la noix de coco, on en mangerait deux.


Je vais vous dire le fond de ma pensée, ce que fait cette femme, Ariadna Julian, peu d'hommes oseraient le tenter. Elle m'impressionne. Là, évidemment, dans cette salle un peu banale*** d'une ville qui ne s'attendait pas à ça, rares sont ceux qui pour l'instant s'en rendent compte; on vient se faire le menu, on le trouve bon, on s'étonne de tapas différents de ceux des voisins et on revient. Dans un endroit chic, à Barcelone ou sur la côte, les snobs crieraient au miracle et, pour une fois, je serais d'accord avec eux.
Sauf que ce n'est pas un miracle, juste la somme d'un solide talent et d'une vie de travail. Avant d'ouvrir El Fil, Ariadna est sortie de son quartier de Sabadell (où elle avait dit un jour, dans une interview qu'elle n'ouvrirait jamais un restaurant!), elle a fait son tour de France: La belle Otero, chez Francis Chauveau à Cannes, le Taillevent avec Michel del Burgo, les fiestas avec Camdeborde, puis le retour en Espagne, le Cal Xim auquel elle a donné un coup de fouet. On n'est pas là dans l'improvisation!

Cette femme au regard grave m'impressionne et m'émeut. Autant que sa cuisine. Allez à Sabadell et, avant d'arriver au centre-ville, en longeant ces immeubles gris, limite staliniens, vous comprendrez. La crise dont on parle dans les journaux, là, vous allez en voir la chair, jusqu'à l'os, vous allez la palper. Donc, un seul mot d'ordre, destiné en premier lieu aux Barcelonais: gourmets des beaux quartiers, quittez vos pénates, délaissez le train-train orthogonal et les fumées empoisonnées de l'Eixample, achetez une carte routière (c'est où Sabadell?) ou un billet de train, il se passe un truc en banlieue! Tenez, je vous donne même l'adresse parce que ce restaurant tout neuf, vous le trouverez nulle part: c/ Sant Jaume, 19 08201 Sabadell, tel +34 935 372 563. El Fil d'Ariadna!



* Il faudra bien qu'un jour on trouve un nom à ce mouvement informel qui justement est en train de prendre forme, en tournant le dos aux années de flambe, chimiques et moléculaires. Cette nouvelle cuisine, sorte de renaissance de l'identité gustative locale s'appuie elle sur les produits naturels du terroir catalan. Dans la liste des restaurants qui "adhèrent" à ce mouvement, je mettrais Villa Mas, Els Casals, Gresca ou encore très récemment La Menta.
** Un site étonnant et un peu oublié au sud de Barcelone, ancien ensemble urbanistique et industriel du XIXe siècle dont on espère qu'il ne sera pas avalé par l'horrible projet EuroVegas.
*** pour info, le restaurant a ouvert il y a juste une paire de mois!




Commentaires

  1. Tu veux un nom ? Si on appelait ça de la cuisine ?! Tu insistes ? D'accord, allons disons "cuisine de restaurateur honnête" Qui en l'occurrence est une restauratrice qui ne déparerait pas au milieu des "mères" lyonnaises si elles existaient encore.

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  2. Tu me fais relire aujourd'hui ce papier émouvant sur cette fille courageuse. Et dire que ça fait presque un an, que je m'étais juré d'y aller et que je traîne encore les pieds dans mon Roussillon engourdi...

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