Le catalogue qu'on redoute.


À l'approche de Noël, il y a comme ça des trucs qu'on ne peut pas éviter. Le Mondovino en regorge. Le "spécial champagne", tendance vous-ai-je-bien-passé-la-langue-sur-les-couilles? des magazins* sur papier glacial; la floraison de gadgets inutiles, tire-bouchons sophistiqués, agitateurs, rebouche-bouteilles, qui encombreront les tiroirs deux trois ans avant de finir à la poubelle**; les verres soi-disant miraculeux, forcément hors de prix, alors que le verre magique et bon marché, on l'a déjà trouvé***…
Et puis évidemment, les bouquins. Ça, je n'ai rien contre. De vrais beaux textes d'auteur, personnels, pas écrits avec les pieds, qui vous embarquent sur leurs ailes et vous font rêver de crus ou d'instants à découvrir. Il y en a un de temps en temps. Rarement. Trop rarement. Ou une belle monographie à l'ancienne qui approfondit, avec rigueur et détachement, un vignoble, un cépage, un pays. Au lieu de ça, au mépris des forêts, le service marketing vous ressort tous les ans le même manuel scolaire pour gamins démoulés trop chauds, où l'on vous explique qu'il vaut mieux conserver ses bouteilles à la cave que dans son micro-ondes (parce que les gens qui achètent ça possèdent forcément un micro-ondes…) ainsi que tout un tas de banalités qu'on trouve en cinq minutes sur internet.
Enfin, reste le gros de la troupe, le guide, qu'on traduit en allemand par Führer mais qui (heureusement) ne fait plus peur à personne depuis que l'unique, le seul, le Duce, le grand Timonier, le Caudillo du goulot a fêté son pot de retraite et rejoint Monkton.


Remarquez, sur la question des guides, je vais m'écraser prudemment. Parce que je me souviens, quand j'avais seize ans, au début des années quatre-vingts, avoir forcé ma pauvre mère à acheter pour le Noël de son cher mari le Féret, cet espèce d'annuaire des propriétés girondines. Il faut dire que le lourd pavé, qui a rapidement servi de cale, ou de presse, arrivait accompagné d'une caisse de Lynch-Bages 78, le tout pour un Pascal, c'est-à-dire, pour les moins de quinze ans (auxquels je rappelle qu'ils n'ont pas encore le droit de me lire), un billet de cinq cents francs français. Grâce au très pratique convertisseur de l'INSEE, qui travaille en monnaie constante, nous savons que cela représente l'équivalent aujourd'hui de 183,40€. Soit, si l'on oublie le pavé, 15,28€ la bouteille d'un excellent pauillac qui déjà à l'époque pétait plus haut que son (cinquième) cru.
J'ai donné, donc, on m'a même vu acheter une ou deux fois le Guide Hachette, le spécial millésime de la RVF, et j'ai fréquenté au moins un lecteur compulsif du Wine Advocate (converti aujourd'hui à l'ultra-naturisme).


Donc, quand il y a quelques semaines Antoine Gerbelle m'a contacté pour m'envoyer ce Soif d'Aujourd'hui que le facteur espagnol a mis tant de jours à me distribuer (ici, le temps va à pied), j'étais à la fois curieux de voir ce qu'il avait co-écrit avec Sylvie Augereau, et je le redoutais un peu. Curieux, parce que l'un comme l'autre savent de quoi ils parlent. Bien sûr, comme nous tous, ils ont goûté à la gamelle, mais malgré leur parcours et leurs engagements, leurs "ménages" comme on disait avant que ce ne devienne normal dans ce qu'il reste de la Presse, l'un comme l'autre savent faire preuve d'indépendance d'esprit****. En tout cas, leur esprit n'est pas emprisonné, cloîtré dans une chapelle.


Et puis, dès l'ouverture du colis, sur la quatrième de couv', apparut cette phrase qui effaça mes craintes: "Ceci n'est pas un guide. Spirituel, nous l'avons imaginé comme un catalogue de belles personnes aux usages vertueux qui vous ouvriront à un autre monde du vin."
Un catalogue, rien à redouter, donc. Pas de notes ridicules ni de classements vulgaires, aucun souci d'exhaustivité, il y aura des oublis, de bonnes (et de moins bonnes) surprises. Ici, la subjectivité est assumée, reconnue; on a tous nos amitiés, nos inimitiés aussi. Ça s'appelle la vie, et soyons honnêtes, entre d'autres accointances, la pub et les salons, aucun guide désormais ne peut nous bassiner avec l'objectivité.


Voici donc plus encore qu'un catalogue, un carnet d'adresses, celui de votre iPhone, avec à l'intérieur vos copines et vos copains, ceux en tout cas avec lesquels vous êtes en contact. Et ces copains, évidemment, vous racontent peu. Beaucoup même.
Le répertoire téléphonique ds deux auteurs colle bien au titre. Il est, si on le met dans un verre, le reflet d'une époque. Comme Parker, ou dans une moindre mesure, Bettane, avec le style de jus dont ils faisaient la promotion, l'ont été pour les années quatre-vingts, quatre-vingt-dix. Le reflet, pas au sens de ce quoi boit la masse, au sens de la tendance. C'est le who's who du vin branché, "actuel" même, pour reprendre le titre cette revue***** qui a fait bouger les lignes et instillé un peu de l'esprit de la new-wave dans la Presse d'il y a trente ans, à l'opposé des pattes d'éph' finissantes et des moustaches des mitterrando-giscardiennes de l'époque. D'ailleurs, déjà à l'époque d'Actuel, c'étaient des vieux, Bizot-Burnier, qui comme Sylvie, Antoine ou moi (et tant d'autres!) écrivaient sur les "jeunes gens modernes".


S'agit-il de récupération? Pas tant que ça d'autant que nous ne sommes pas dans une grosse maison d'édition gouvernée par des vendeurs de parapluies sortis d'école de Commerce. Encore une fois, on raconte l'air du temps, la naturalité, ces vignerons devenus pour certains des marques d'aujourd'hui, dont les suiveurs (comme à l'époque de Parker & Co) peuvent boire l'étiquette sans se soucier du contenu.
Attention, je ne fais pas la fine bouche, mais je me moque aussi un peu de moi-même (même si j'aime bien que le vin reste du vin) et de mes tics de bobo******. Si, comme moi, vous êtes un habitué des bouteilles branchées, aucun nom ou presque de cette longue (et belle!) liste ne vous sera inconnu. Si, en revanche, vous souhaitez faire découvrir cet univers à "un cousin de province" coutumier des foires du pousse-caddie*******, cet ouvrage est idéal parce que plein d'entrain, de rythme et d'humour.


L'humour, l'esprit, ce qui manque le plus au Mondovino. Entre les professeurs d'œnologie qui baisent méthodiquement, le pli du pantalon impeccable sur le valet de nuit, et les naturocommunistes qui vous envoient en Sibérie (pas la petite, malheureusement, la grande et froide) au moindre gramme de soufre, on s'emmerde autant que dans un meeting électoral américain. Et la principale qualité de ce soif d'aujourd'hui (excepté les rares moments où l'on pontifie pour faire genre à Paris), c'est de ne pas se prendre au sérieux. Pour dire, on y boit même du bordeaux, comme ma grand-mère!
Rien que pour ça, pour ce petit air de liberté, ce catalogue, on ne le redoute pas. Soif d'aujourd'hui ******** sera l'un des versants de votre bibliothèque, qui ne jouera pas le directeur de conscience ou le commissaire politique, qui vous laissera goûter, découvrir par vous-même. Aimer sans contrainte.




* Ce n'est pas un lapsus calami
** Je viens d'en retrouver, je vous ferai un palmarès, histoire de ne pas foutre d'argent pas les fenêtres en cette fin d'année où en plus la truffe sera rare et donc chère.
*** Quoi? Vous ne l'avez pas encore commandé? Les retardataires, c'est ici, au bout de ce lien.
**** Souvenez-vous de cet hommage appuyé à Antoine quand, à la RVF, il osa dire tout ce qu'il fallait qu'un jour on ose dire.
***** Je parle de l'Actuel de mon adolescence, celui qui fit grimper le tirage aux rideaux, à partir de 1979.
****** Je m'en moque souvent d'ailleurs, comme ici.
******* Antoine, je sais que c'est pour faire peuple, mais la carte de la page cent-cinquante, tu aurais pu nous l'épargner, ce n'est pas un magazine, ni même Le Monde
******** Au fait, le titre, vous a pigé le clin d'œil? Pour les plus jeunes (décidément…), la solution est .




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