Marre de la bière de raisin !


Peut-être ne considère-t-on pas avec suffisamment d'attention, dans le Mondovino, le succès, le colossal succès des brasseries artisanales. Les raisons en sont multiples, et vont bien au-delà d'un packaging décoiffant* qui souvent renvoie le vin (même quand il se la joue coussin-péteur/langue de belle-mère**)  au rang de boisson de vieux, ou de vieux qui se croit encore jeune.
On pourrait parler de réactivité par rapport à l'attente du consommateur, de rapport prix/plaisir, je crois qu'il ne faut pas oublier de causer technique. Car, toutes artisanales qu'elle sont, les craft beers sont devenues l'inverse de boissons de bricolos. Même barbus et tatoués, les néo-brasseurs n'ont pas honte de travailler scientifiquement leur produit, ce dernier point n'étant absolument pas antinomique d'une recherche de naturalité. Au contraire même***. Ils disposent d'ailleurs d'un sacré avantage sur le vigneron: en plus d'une certaine stabilité de la matière première, quelle chance de pouvoir réaliser des dizaines de vinifications par an! C'est en forgeant…


Tant qu'à digresser sur la bière de houblon, j'en profite pour vous placer une adresse. Qui sera d'ailleurs dans la seconde partie de mon guide pour se perdre de Barcelone****, celle du bar B-B, accolé à la brasserie éponyme. B-B comme Barna-Brew, un projet belgo-anglo-espagnol qui, à mon goût, produit ce qu'il y a aujourd'hui de plus intéressant à boire ici. De la pils aérienne aux amers sophistiqué de l'IPA qui n'en n'est pas une en passant par des brunes corsées, Alex Lazarowicz sert vraiment du bon carrer del Parlament. En prime, le lieu (ci-dessous) est charmant, destroy juste ce qu'il faut, et accueillant. Bref, c'est devenu mon spot n°1 en la matière.


Pour en revenir au vin, je ne sais plus d'où a jailli cette expression: "bière de raisin". C'était au cours d'une longue soirée, très naturiste je crois. Les bouteilles se ressemblaient toutes. Et pas en raison de de l'heure tardive mais bien à cause du procédé semi-industriel grâce auquel on avait fabriqué ce qu'elles contenaient. Tous ces jus provenaient de raisins moyennement mûrs et moyennement concentrés, vinifiés en macération carbonique, avec au passage une pointe de gaz.
Brève parenthèse technique pour les profanes effrayés par ce charabia: la "macération carbonique" fut initiée dans les Corbières (en zone d'AOC Fitou), à la coopérative de Villeneuve (ci-dessous) par l'œnologue audois Michel Flanzy afin de rendre moins acariâtres des carignans pas très mûrs, bas-de-gamme. Comparés aux vins revêches produits traditionnellement ici et ailleurs avec des raisins moyens, la "carbo" comme on dit (en fait devenue une semi-carbonique puisque la vraie ne peut se faire qu'avec de petite quantités pour ne pas écraser les baies) a permis d'améliorer le tout-venant. Mais même s'il existe quelques notables exceptions******, ce procédé, agissant tel un rouleau-compresseur, a tendance à largement simplifier, à banaliser les jus, à renier toute question d'origine et de contenu. 


La "carbo" a connu une seconde jeunesse ces dix dernières années dans les bistrots parisiens. Elle est le dénominateur commun de nombreuses cuvées branchées, singulièrement dans le milieu naturiste. Et l'on comprend aisément pourquoi, elle arrondit les angles, parfois même jusqu'à les supprimer intégralement. Du coup, le vin (dans lequel on n'aura pas oublié de laisser traîner un peu de sucre et quelques bulles) semble plus rond, donc plus facile d'accès, en particulier pour une clientèle dont la culture œnologique est plus proche du zéro que de l'infini (qui en l'occurrence n'existe pas…). On va dire que c'est la version 2.0 du Tariquet des années 90.


Par rapport à cette tendance, quitte à radoter, je cite souvent en exemple cette session avec Antonin Iommi-Amunategui, début août 2013. Antonin en était à ce moment où il achevait sa mue dans le Mondovino, abandonnant son fameux classement Vindicateur, le "révélateur de vins" (qui compilait les notes de Bettane+Desseauve, la RVF, etc, façon SAQ******), pour devenir le pasionario du vin naturel à Paris, futur organisateur de salons avec le groupe L'Obs et polémiste reconnu. 


Nous sommes à Barcelone, à L'Ànima del Vi, chez un vieux de la vieille du naturisme justement, Benoît Valée, auquel Antonin vient au passage poser quelques questions. Je commande un Paf le Chien de Jeff Coutelou, et surtout un Clos Cristal 2011, un de mes vins fétiche, dont malheureusement il ne me reste que trop peu de bouteilles*******. On boit un coup, deux, et, un rien dubitatif, Antonin me lance:
– en fait, toi, tu n'aimes que les vins nature pas vraiment nature.
Le taulier et moi-même sommes un peu interloqués, mais après réflexion, la traduction de la sentence de l'apôtre nous est venue. Clos Cristal, c'est du cabernet-franc, pur et dur, tannique, à l'opposé des bières de raisin, des carbos évoquées plus haut. Donc, forcément, ça "pique" un peu. Ça ne rentre pas dans les "critères", et les "signes de reconnaissance" canoniques. De là à être condamné pour hérésie anti-naturiste, il n'y a qu'un pas…


Entendons-nous bien (car je connais les raccourcis des vendeurs de parapluie), l'essentiel est que chacun boive ce qui lui plaît. N'étant pas parisien, j'ai même tendance à être un peu gêné quand je vois une masse faire la même chose au même moment; le mouton ne m'intéresse qu'en ragoût********.
Bref, que ceux qui ont envie de boire de la bière de raisin s'en régalent. À la cannelle, même! C'est leur envie, leur verre et leur plaisir, il n'y a aucune raison de les juger, ni même de les dénigrer. Mais en quoi mon désir serait moins respectable? En quoi aimer aussi des vins plus vineux, plus structurés, "tanniques" pour dire un "gros mot", serait moins respectable que d'aimer des carbos sucrées et gazouillantes? En quoi cette envie, ce goût, seraient-ils des maladies honteuses?
Pour le vin comme pour tout, rien de pire que l'unanimisme, on le sait. La mode, il y a des magazines pour ça, aussi couillons qu'elle. Vive la diversité, non au simplisme et à la dictature du goût.


Et pour être positif, au moins autant que le sont les vertus organoleptiques et digestives (voire médicales) des tanins, j'ai envie de vous parler de deux rouges plutôt naturels qui ressemblent à tout sauf à de la bière de raisin.
Nous voilà, au confluent de la Drôme et du Rhône, dans un des grands pays de la syrah: Côtes-du-Rhône septentrionales (un peu au sud du nord). Ici, le mot "côtes" n'est pas galvaudé. Comme à Ampuis ou Fully, la viticulture relève de l'alpinisme. Bienvenue en Brézème, l'appellation qui n'existait presque plus et qui, du coup, n'existe pas (encore*********). Pourtant, l'INAO, peut-être par respect, tolère qu'elle figure sur l'étiquette, et les agents des Fraudes sont (presque) coulants.
Brézème, combien de divisions? Fort peu, camarade, plus petit encore que Cornas, l'Hermitage ou la Côte-Rôtie: 35 hectares (plantiers spectaculaires compris) sur 88 envisageables.


Deux rouges donc, produits par Emmanuelle et Julien Montagnon (ci-dessous), au Domaine Lombard, où ils se sont lancées dans un vaste projet de restauration de ces incroyables coteaux. Lui, vous en avez entendu parler dans Idées liquides & solides puisque je lui avais donné l'occasion justement de s'exprimer sur certaines déviances parisiennes du naturisme pinardier évoquées plus haut, mouvement dont il est pourtant un indéniable "compagnon de route". Je devais goûter ça depuis des années, on s'est soigneusement évités, et grâce au cousin Georges dos Santos qui vend ça à Lyon, les bouteilles sont miraculeusement arrivées à Barcelone
D'abord, La Re-nommée 2015, 90% syrah / 10% viognier. Ne nous perdons pas en inutiles commentaires de dégustation, je n'en connais qu'un qui vaille: "tu prends un tire-bouchon, un verre, si en dix minutes la bouteilles n'est pas sèche, mets-toi au Coca". On peut sophistiquer en envisageant de le marier à un lapin farci aux foies, en sauce brune, mais dans ce cas, il faut prévoir plusieurs unités de mesure. Quitte à se faire houspiller par les féministes les plus vinaigrées, on va appeler ça un "vin de soif de garçon".


Ensuite, il y a La Tour du Diable 2013, la cuvée des soifs plus sophistiquées. Imaginez un tête à tête nocturne avec une femme qui en a (je reste sur la lancée, elles nous les cassent un peu ces temps-ci, donc…). Ne servez que de petites doses au début, donnez-lui de l'air. À elle aussi. Humectez votre langue. Le vin vous imprègne, et tout de suite plus intelligent.
C'est noir, profond, en devenir. Un pur fils du calcaire et de la sueur du vigneron. Un jus de terroir. Le symétrique parfait de la bière de raisin qui nous a conduit ici, entre Montélimar et Valence. Appelez ça, si vous voulez, une démonstration par l'absurde, moi préfère dire un grand canon.




* J'en parlais notamment ici.
*** Sujet maintes fois évoqué, comme là, au bout de ce lien, il y a longtemps, à propos de Thomas Pico.
**** Seconde partie qui se fait attendre, mais pour des raisons liées vous devez vous en douter à l'actualité. Elle sortira quand le délire national-populiste sera un peu calmé, que le tourisme repartira et que l'on aura compté les blessés (et éventuellement les morts, parce sans trop m'avancer, je peux d'ores et déjà affirmer que certains établissements baisseront le rideau si ça continue). En attendant, la première partie est toujours .
***** Je pense au particulier aux vins de mon pote Michel Escande, en Minervois, à Borie de Maurel. Mais la carbo est conduite là à partir de raisins haut-de-gamme, destinés à des vins de garde. C'est d'ailleurs au bout d'une dizaine d'années au moins que ses cuvées se mettent à exprimer avec plénitude leur terroir.
****** Les vétilleux fonctionnaires du monopole d'état du Québec a longtemps utilisé cette méthode dite de métaclassement, un rien paresseuse, pour choisir leurs vins.
******* Magnifique vin, symbolique, qui a disparu sous la forme que nous avons avons connue. J'en parlais ici, j'avais eu le malheur d'envoyer le faire-part de deuil , et les remerciements ensuite…
******** C'est un mensonge, j'en aime plein d'autres utilisations.
********* On l'espère à horizon de cinq ans, et au vu des vins, c'est plus que mérité!






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