Un grand cru qui tient la route.


On a souvent présenté les grands crus classés bordelais comme les Formule 1 du vin. Une espèce de service R&D, fourmilière d'idées, d'innovations. En réalité, ces propriétés milliardaires, parfois engoncées par l'argent et les désidératas supposés de leurs riches clients, n'ont souvent plus grand chose à voir avec les bolides créatifs qu'on dépeint dans une certaine Presse pinardière, servile, qui a fait de la fellation à cru sa nouvelle déontologie*. Au contraire, ces voitures de course devenues voitures de Bourse font davantage penser à de paresseuses, de lourdes, d'encombrantes, de vieilles limousines, éventuellement garées, en panne, sur le bas-côté.


Non que je plaide pour l'avant-garde à tout prix, tant mieux que subsiste dans un monde pressé des "valeurs sûres". Pour autant, je ne suis pas intimement persuadé que ces gros distributeurs d'argent liquide soient aujourd'hui les gardiens du temple de la tradition (dont je me méfie terriblement par ailleurs), et du concept de terroir. Sur ce dernier point, on notera leur timidité en matière d'adhésion à des formes d'agriculture plus "propre". Inquiets pour la colonne bénéfices du rapport d'activité à présenter au Conseil d'Administration annuel, ils sont presque aussi en retard que les kolkhoziens du rouge-qui-tache.
Le respect, la fidélité, le conservatisme et la réaction sont des notions bien distinctes. C'est plutôt de la dernière d'entres elle, me semble-t-il, que relève la vilaine, mesquine histoire arrivée récemment de Gironde. Les gros culs glacés ont fait payer à un Rastignac du goulot un terrible affront: il avait osé se comparer à leur incomparable "grandeur". C'est finalement de petitesse procédurière qu'il a été question dans cette affaire, dans ce procès**. Nous, loin de la morgue des seigneurs besogneux, nous nous régalerons des vins de Reignac, agiles comme les Formule 1 d'antan, symboles, entre autres, d'une viticulture bordelaise qui ne s'endort pas sur ses lauriers, qui préfère les portes ouvertes aux consanguines odeurs de renfermé. 


Puis qu'on parle de vieille bagnoles, de grands crus, de microcosme douteux, et de procès, comment ne pas évoquer au détour de cette chronique (qui sera pourtant joyeuse) le triste changement d'époque aux Caves Augé? Cette boutique, monument du commerce parisien, est bien malgré elle au cœur d'un sordide fait-divers dont le retentissement dans le Mondovino n'a d'égal que l'assourdissant silence médiatique qui l'entoure***. 
Pour faire simple (si vous ne suivez pas l'affaire sur les réseaux sociaux), son directeur, Marc Sibard, vient d'être condamné à un an de prison avec sursis, mise à l'épreuve et suivi médical de deux ans à la suite de plaintes pour harcèlement sexuel de trois collaboratrices du magasin. Évidemment, ça fait désordre en plein huitième arrondissement, chez un des fournisseurs attitrés de la haute-bourgeoisie en grands crus classés (dans les premiers) et en champagnes de marque. Ça fait d'autant plus désordre qu'en marge de ce qui fait l'important chiffre d'affaires de la boutique du boulevard Haussmann, Marc Sibard est devenu au fil des ans une figure symbolique, ultra-médiatique, d'un certain mundillo naturiste parisien, célébrée récemment encore (avec un opportunisme qui manquait peut-être d'à-propos…) par La Revue du Vin de France.


Scandale donc à bord, scandale étrange, taiseux, poisseux, chargé de non-dits et de sous-entendus sur celui que beaucoup décrivent comme "le DSK du vin". Voyant la rumeur enfler, le propriétaire des Caves Augé, le groupe international Lavinia, a enfin pris le taureau par les cornes. Les principaux vignerons fournisseurs de la chaîne (dont le directeur de l'institution parisienne était également acheteur) reçoivent ces jours-ci un courriel confidentiel leur expliquant que Marc Sibard a été congédié.


Inutile d'en rajouter sur cette pénible affaire qui décrit un milieu peu reluisant, passé de lourdingue (je parlais de cette lourdeur ici) à délictueux, entaché par d'implicites complicités vigneronnes, justifiées par d'abjects, de répugnants, d'infects conflits d'intérêts. Tout cela sent le fond de cuve sale. Je ne tenais pas spécialement à m'étendre sur le sujet, mais on m'a bien fait comprendre qu'il importait de respecter l'omerta, dont acte…
Souhaitons en tout cas aux victimes**** (dont certaines ont été contraintes de s'exiler de l'univers du vin naturel) de se reconstruire, et au condamné de s'amender.


Pourtant, pourtant, que de bonheur, que de joie peut apporter un grand cru! Tenez, celui-ci par exemple. Une rareté, infiniment plus difficile à trouver que certains premiers produits sur des propriétés de cent hectares. C'est, c'était une toute petite parcelle, perdue sur l'île de Mallorca aux Baléares. On le doit à Eloi Cedó (dont je vous ai déjà parlé à deux reprises, ici et ).


Gran Cru Cruce tire son nom d'un drôle de croisement (cruce en espagnol), sur l'île, à Manacor. Là  où les routes se rencontrent est installé depuis des lustres un restaurant de toda la vida, une table populaire où l'on se préoccupe avant toute autre chose de manger, de bien manger. Un pied-de-nez évidemment à l'univers des vins de Bourse dont je parlais au début, mais un projet très sérieux dans lequel Eloi est allé aux limites du vin naturel, en terme de vinification (sur le travail des rafles notamment) et d'élevage. Le cépage est du callet, une variété autochtone, à laquelle on sent comme un accent italien. Le jus est profond, élevé, mais toujours rafraîchissant et digeste.
Rafraîchissant et digeste, et si c'était exactement ce dont nous avions besoin après toutes ces imbuvables, ces pétaradantes histoires de grands crus: un vin qui tient la route?




* Immense éclat de rire l'autre jour avec cet "article" sujet-verbe-compliment qui effectivement ressemble à une pipe sans capote. C'est évidemment de grands crus qu'il est question et ça nous a donné envie d'inventer un prix, genre La Pipe de l'Année qui récompenserait la plus belle fellation journalistique du millésime en matière de bouffe et de pinard. Oui, je sais, la concurrence est rude, très rude! En revanche, si sur le même thème, vous voulez de l'intelligence, de l'élégance, allez chez Jacques Perrin.
** À lire ici.
*** À ce jour, seul Vitisphère a publié quelque chose sur cette affaire.
**** J'ai parlé avec deux d'entre elles, ça remue, je vous promets. L'une d'elle a d'ailleurs raconté l'expérience du procès sur son blog.



Commentaires

Articles les plus consultés