Nespresso et la gastronomie, c'est un peu fort de café!


Nespresso, vous connaissez, évidemment. Il faudrait vivre reclus, sur l'île Bouvet ou à Sainte-Hélène, pour avoir échappé à sa campagne internationale de publicité, portée par l'acteur américain Georges Clooney et plus récemment par l'inimitable accent espagnol de Penelope Cruz. Nespresso, personnellement, je n'aime pas. Et pour pas mal de raisons différentes, éthiques, environnementales, agronomiques, philosophiques, économiques et gustatives. Mais, ce n'est pas le sujet.
Le sujet, c'est que Nespresso, marque de la première firme agro-alimentaire de la planète, Nestlé (au même titre que Buitoni, Maggi, Herta, Flamby, Mövenpick, Guigoz, Davigel, Friskies, Purina…) est un peu devenu, comme les additifs chimico-industriels, le vilain secret de famille de la haute gastronomie mondiale. Savez-vous que Nespresso se targue de contrôler l'approvisionnement de près du tiers des tables étoilées? C'est ce que rappelait très justement le mois dernier Anne-Laure Pham dans un excellent article de L'Express, sept cents restaurants haut-de-gamme utilisent désormais les célèbres petites capsules. Pour vous simplifier la vie, Nestlé a d'ailleurs gentiment mis en place un moteur de recherche qui vous permet de connaître (presque) tous les établissements dans lesquels il est conseillé de s'équiper de son thermos de vrai café pour aller manger.


Comme par hasard, parmi les utilisateurs et les promoteurs de ce merveilleux produit qui permet aux professionnels de "gagner du temps", on trouve bien sûr les premiers de la classe de la pantalonnade du World's 50 Best Restaurants, sponsorisé par… Nestlé (via San Pellegrino) Ainsi l'Anglais Heston Blumenthal, jamais en reste d'offrir des expériences à ses clients et dont le Fat Duck fut sacré "meilleur restaurant du Monde", a été le premier à franchir le Rubicon en 2007. D'autres ténors de la "nouvelle cuisine mondialisée" lui ont emboîté le pas, dont le Brésilien Alex Atala au D.O.M. de São Paulo (c'est vrai que se procurer du café de terroir en Amérique du Sud, c'est pas simple…), les Arzak à San Sebastián ou, le récemment promu Quique Dacosta, (l'inventeur de la "truffe laxative" au Mannitol), dans son MercatBar de Valencia. Rendons, en revanche, hommage à René Redzepi du Noma qui, bien qu'adepte des additifs, est lui revenu au bon vieux café-filtre de grand-mère, tendance japonaise. Bon, moi, je préfère la Bodum, chacun ses goûts.


Pour autant, ce n'est pas seulement grâce à ses faux percolateurs pour Relais & Châteaux que Nespresso s'immisce dans le Mondogastro. Ni même avec ce bel engagement auprès des évènement "jeune cuisine", tellement tendance, tellement ébouriffants, le Cook It Raw ou le Paris des Chefs organisés par Andrea Petrini, "l'attaché de Presse" franco-italien du World's 50 Best Restaurants.
L'ambition "gastronomique" va bien au delà: le contenu des capsules d'aluminium est tellement rare, sublime, miraculeux qu'il serait stupide de le limiter à une simple boisson de fin de repas. Quel gâchis! On va donc cuisiner avec ce café d'exception. Dans cette optique a été créé le Club Nespresso où des chefs géniaux vont enfin pouvoir révéler tout leur talent d'un coup de poudre magique. Dans le secret de leurs laboratoires ou lors d'évènement exposés, ils prouvent ainsi aux gogos des restos, la suprématie du café en capsule. Des noms? le provençal Édouard Loubet, la jeune coqueluche d'Omnivore Alexandre Gauthier (entré dans le World's 100), un rescapé du MasterBiduleChef, Pierre Sang-Boyer, Christian Le Squer et le seul triple-étoilé français à avoir pris la défense du World's 50 Best Restaurants, Yannick Alléno, adepte, si l'on en croit cette vidéo promotionnelle, de "l'élixir" Nestlé.


Et puis, gardons le meilleur pour la fin. Oui, j'ai bien dit le meilleur, le meilleur restaurant du Monde selon le classement San Pellegrino/Nestlé: El Celler de Can Roca. Le nouveau number one a fait bien du chemin depuis la cuisine catalane de la carretera Taialà comme en témoigne l'opéra gastronomique, El Somni, dévoilé cette semaine à Barcelone en présence de Ferran Adrià. Et comme en témoigne également l'ascension du benjamin de la fratrie Roca, Jordi, déjà membre du Chef's Council de l'industriel des arômes Givaudan, et désormais associé aux capsules Nestlé, via une variante de Nespresso, Dolce Gusto. Le contrat vient d'être signé; dans le communiqué de Presse, Jordi Roca explique que le fait d'avoir travaillé avec un "bon produit" lui a permis de découvrir "un monde fascinant."


"Insinuations! Sous-entendus! Calomnies! Ça ne prouve rien!" J'imagine déjà les réactions de L'Internationale Foodiste. "Comment ose-t-on étaler au grand jour cette pléthore de connexions entre la World Company de la malbouffe et la haute gastronomie mondialisée?" Jean-Marcel Bouguereau va peut-être même de nouveau m'accuser d'être un ennemi quasi-pétainiste, poujadiste, sarkoziste, de la "modernité", de manquer de "largeur d'esprit"; je reconnais que de le voir, lui, soixante-huitard assumé, ancien patron de Libé, caracolant, dans un nuage de paillettes et d'agar-agar, sur les chevaux de Troie de Nestlé me trouble (et m'intrigue) quelque peu.
Car, dans cette affaire, ce n'est pas l'insinuation qui importe. Ce n'est pas de savoir si le classement loufoque délivré par Petrini, Ansón & Cie est truqué, manipulé* ou je ne sais quoi d'autre: sur le fond, on s'en tape de cet hit-parade pour snobinards poudrés. Tout autant qu'on se tape d'apprendre que l'on se fait couillonner en se faisant refiler du café de capsule dans un trois-étoile. Le débat, autrement plus grave, est ailleurs. Il est dans le fait de savoir si l'on souhaite se rendre complice d'une opération (pas un complot, juste un beau coup de com') qui peu à peu accrédite l'idée que l'industriel, non seulement ce n'est pas si terrible mais ça vaut bien l'artisanal. Que la bouffe d'usine, c'est fantastique, tellement créatif. La preuve, regardez, c'est officiel, vu à la télé, écrit dans le journal: même les plus grands chefs l'utilisent pour inventer les plats des "meilleurs restaurants du Monde."
Eh bien, moi, bien au delà des capsules Nespresso, cet univers parfait, à la diversité zéro, à l'agriculture asservie, où, d'un bout à l'autre de la Terre, on mangera les mêmes produits, les mêmes poudres, les mêmes mousses, les mêmes pilules, fabriquées dans les mêmes usines, vendues dans les mêmes hypermarchés, je ne veux pas le léguer aux générations futures. C'est une question de goût, évidemment, mais aussi de Liberté.




* À propos de manipulation, je me suis rendu compte que j'avais oublié de vous faire lire ce que le chef basque Martin Berasategui disait il y a un an déjà du classement du W50BR et des tripatouillages qui y sont liés, notamment outre-Pyrénées. C'est ici (ou plutôt, c'était ici) puisque ce texte a malencontreusement été effacé depuis, il y a des choses qui ne se disent plus…


Commentaires

  1. La poudre des "snobinards" que tu évoques, c'est dans le nez qu'ils se la collent, on est bien d'accord ?

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    1. Ça, Nicolas, la farine et une certaine gastronomie, c'est un sujet à part entière…

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    2. Tu m'étonnes...
      Bel article, as usual.

      C'est quand même un peu fou tous ces gens (slash hipsters) persuadés de vivre une "expérience" (mot tant aimé d'eux) unique, alors que tous voguent sur une vague monstre, loin de la lame de fond, bien organisée bien ordonnée. Rien ne dépasse. Rien ne surpasse.

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  2. Les américains ont une longue pratique des concours personnalisés pour élire le meilleur truc du Monde. On connait bien la chanson pour le Vin. Le classement de la gastronomie devait avoir un peu trop la French touch. Désormais, c'est la Business touch qui prime. Cherchez à qui profite le prix et vous saurez qui sont les meilleurs. C'est consternant! Merci Vincent pour tes articles (toujours bien renseignés) et particulièrement pour ce sujet sensible. C'est vrai que nous sommes de moins en moins nombreux à défendre -et à apprécier- l'artisanat. C'est vrai que la gastronomie est à un moment charnière. La publicité a le pouvoir de faire changer le goût. C'était le cas pour le plus grand nombre, les moins riches et les plus sensibles à la Com. Qu'on donne "dela Merde" aux pauvres ça n'a dérangé personne. Eh bien le business s'intéresse aussi aux niches. La grande gastronomie est une cible de choix, pas beaucoup de clients mais gros budgets. Alors les riches vont pouvoir manger "delamerde" aussi. Le plus drôle, c'est qu'ils vont la payer très très cher!

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  3. Petite anecdote: je prenais un lunch cette semaine dans une chouette adresse bruxelloise qui, à son menu, propose un véritable café filtre préparé avec amour et grands crus par le sous-chef islandais. Délicieux, bien qu'un peu trop acide à mon goût. La table à côté de nous a demandé spécifiquement à ne pas prendre ce café-là (ils voulaient du décaféiné), le serveur de prévenir alors qu'il s'agira d'un Nespresso, ce qui a semblé ravir l'assemblée. Alors quoi? Jusqu'à quel point est-il préférable de ne pas satisfaire son client pour respecter son éthique?

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    1. Il me semble évident qu'un restaurant gastronomique doit aussi jouer un rôle "d'éducation" et de promotion du goût. Sinon, effectivement, il peut jouer le jeu de l'industriel, servir du Nespresson, du Castelvin, de la Kronembourg, des saucisses Herta, du Nutella et des McDo'…

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  4. Je n'ai jamais compris l'utilité des capsules pour faire un café expresso á la maison. C'est juste du marketing. Moi j'ai un moulin à café, un moka, un bodum, une tasse, une casserole en alu et une machine expresso normale (d'ailleurs de plus en plus difficiles á trouver). Parce que j'aime avoir le choix, faire mes propres mélanges, acheter mon café en grain fraichement torréfiés, découvrir différents types de cafés non capsulés etc... ensuite tous les cafés ne se boivent pas en expresso (expérience personnelle): par exemple je ne boirai pas du copi luwak en expresso. Et puis le café on peut le boire aussi d'autres façons: á l'italienne, à la turque, à la brésilienne et j'en passe, en moka, en bodum, délavé etc... ça dépend du cafè, du moment, de l'humeur. Bref avec Nespresso, on choisit une couleur on a un café et on se prive de toutes ces découvertes, plaisirs. On croit découvrir le café mais on reste dans l'ignorance. Dommage car le monde du café est trés vaste et fascinant. Ma dernière découverte: le café de l'ile de FOGO au cap vert. Je l'ai acheté sur place, on l'a torréfié avec le producteur dans une casserole, un moment émouvant.

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    1. Les machines expresso ne sont pas difficiles à trouver, on en trouve même beaucoup de différentes, évidemment il faut fuir celles de supermarchés mais des marques comme Lelit, Rancilio ou Nuova Simonelli font de supers machines pour les particuliers (et en vendent de plus en plus il me semble)

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    2. Les cafés en capsule présentent aujourd'hui un gain de temps mais pas forcément un gain d'argent ... C'est clair. Mais Nespresso et ses concurrents proposent de nombreuses variétés qui font QU'il y a le choix.

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    3. Il y a surtout le choix de faire du café!

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  5. J'applaudis des quatre mains à ce billet brillant. Et du coup, je m'auto-congratule de ne jamais boire de café (nous avons divorcé à l'amiable). Le bilan écolo-gastro-machin de ces capsules est effarant et tout le reste est dit plus haut, et très bien dit.
    Cat Shilova

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