Je suis riche !


J'ai cinquante-trois ans. Né, donc, dans les Trente-Glorieuses. Pourtant, depuis que, más o menos, s'est éveillée ma conscience politique, j'ai vécu avec, comme un leitmotiv, ce mot : "crise". La première fois, c'était en 1973. Il était question de pétrole, de voitures qui ne rouleraient plus à cent kilomètres-heure sur les routes. Puis après le printemps des roses, en 1981, est venu le temps de la "rigueur", qui en était une traduction socialiste mais qui revenait toujours au même principe, payer l'addition des erreurs passées. 
Franchement, même si la fameuse crise était toujours là, plus structurelle en fait que conjoncturelle, fruit d'une certaine décadence économique, et peut-être morale, de notre vieux Monde, on la vivait bien. Confortablement. Elle était devenue un peu comme ce genou abimé au jeu et à la vie, un impedimentum mineur, familier, qui se rappelle à nous parfois sans trop handicaper.


Alors est venu le Krach. La grande crise. La Crise, quoi, cousine de celle de 29 dont les sages savaient déjà qu'elle ferait re-souffler les vents mauvais. Je me souviens très bien de la période de son déclenchement, on est le 15 septembre 2008, et je suis en train d'écrire un éditorial pour un "spécial saveurs" d'une revue du Sud-Ouest. Rien à voir avec l'économie, ou la politique. Pourtant, alors que les nouvelles défilent, mon texte prend un ton particulier. Je l'ai retrouvé tout à l'heure, le titre est un rien provocateur, Je suis riche !

"Madame Paillares vient de me téléphoner. C'est bon : pour dimanche, elle me tue trois poulets. Bien blancs, bien gras ; 3 kilos et quelques, pièce… Ça tombe bien, les vendanges se terminent, on va fêter ça ! Avec un peu de chance, il me reste une bouteille de grenache du minervois et ce merlot ramené de Bordeaux. En entrée, une poignée de rougets (vendangeurs eux aussi), achetés au cul du bateau, tourne et retourne dans l'huile d'olive de Philippe ; en dessert, le laguiole hors d'âge que nous descend le chauffeur d'Aurillac, avec les derniers muscats, doux comme du miel. Autour de la table, mes amis, millionnaires en gestes et en mots. Je suis riche !
Oui, je suis riche ! Pas plus pauvre en tout cas qu'un mois auparavant, que du temps où il fallait aller vite. Si vite ! Trop vite ? Il fallait survoler, picorer, se lasser. Quitte, parfois, à réprimer un haut-le-cœur… Nous avons consommé, gaspillé, brûlé avec cette certitude gonflée des enfants gâtés qu’un lendemain toujours meilleur continuerait de nous ouvrir la porte de son réfrigérateur aseptisé. Eh bien, désormais, nous allons apprendre à « faire sans ». Ou, plus exactement, à « faire avec ».
D'abord, en redécouvrant, ce « délicieux sentiment d'appartenance » décrit par le psychiatre Boris Cyrulnik. En redécouvrant, avec ce qu'il faut de résilience, notre identité, des plaisirs démodés, des proximités qui vont des poulets de Madame Paillares (5,55 euros le kilo, à peine le prix d'une action Dexia… au cours d'aujourd'hui !) à la discrète sensualité du potager de Michel Bras. En évitant aussi de céder au repli sur soi, comme nous le montrent les vignerons bâtisseurs qui du Médoc aux Languedoc redéfinissent l'architecture du vin.
Car, enfin, nous le savons depuis si longtemps : vivre ici est une chance ! Et, avec ce hors-série, c'est notre terre nourricière que nous avons voulu célébrer, ce Sud-Ouest généreux où le sourire n'est pas forcément commercial, où la valeur du goût ne se calcule pas qu'en fonction de son prix."


Dans quelques jours naîtra le millésime du dixième anniversaire de la Crise. Depuis quelques années déjà en Espagne, malgré les souffrances, et une pauvreté palpable, l'espoir était revenu. Pas vraiment pour "les gens", pas encore, mais en termes macro-économiques assurément.
C'était sans compter avec ceux qui font leur miel des souffrances et de la pauvreté. C'était sans compter avec les national-populistes, sortes d'insectes nécrophages qui hantent les cimetières de la pensée. Réveillant des égoïsmes à peine assoupis, soufflant sur les braises encore tièdes des rancœurs mal éteintes, faisant de la politique comme on parle de football, épaulés par des adversaires dont on pourrait dire "avec des ennemis comme ça, on n'a pas besoin d'amis", ils ont réinventé, à l'échelon local, la Crise. Avec un C majuscule.
"Les investissements étrangers ont chuté de 75% au troisième trimestre en Catalogne" titrait ce matin La Vanguardia. "C'est pire que 2008" entend-on à tous les coins de rue, chez ceux en tout cas qui font des affaires ou du commerce. "C'est pire, ajoutait récemment un ami restaurateur jadis catalaniste, parce que là, on a aussi brisé notre image, les Européens nous voient comme des égoïstes, comme des fouteurs de merde". "Ils vous voient comme la moitié de la population autochtone s'est comportée" lui ai-je répondu. "Ils vous voient avec des politiciens fantoches n'hésitant pas à défiler sous des bannières immondes, nostalgiques du Front de l'Est".
Allez, on ne va pas faire pleurer dans les chaumières, laissons la politique, ce n'est pas le jour. Je crois que je vais aller commander des poulets. La bonne nouvelle, c'est qu'il me reste un peu de grenache, du merlot de Bordeaux, je n'ai pas de laguiole mais mon beauf arrive avec mont-d'or de compétition et j'ai même un bouteille toute neuve de l'huile, sublime, de Philippe***. un peu de lubrifiant ne sera pas de trop, surtout de l'olivière, de l'aglandau et de la picholine de la vallée du Paradis.




* Maisons Sud-Ouest de Frédéric Doncieux.
** J'ai dit en temps et en heure, sur ce blog notamment, ce que je pensais de ce suicide collectif des Catalans (lire ici, ici, ici, ou encore ). Je n'envie pas en revanche les catalans qui par peur ou conformisme se sont écrasés ces derniers jours encore, qui ont laissé faire (le pujolisme, la pensée patoisante, la consanguinité culturelle, l'embrigadement des enfants…) et qui voudront ensuite que nous pleurions sur leurs propres larmes. Pas plus que les experts journalistiques ou pas, qui, début octobre, riaient de ceux qui voyaient arriver le mur.
*** Philippe Courrian, ce type qui a créé une île de lumière au cœur des Corbières. Porte-toi bien, Philippe, je t'aime. Je sais que tu ne condescends pas à lire les écrans, mais je sais qu'on te le transmettra.



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