À la tireuse..


Le pire poison du vin, on le connaît. Et ce n'est pas le soufre, les levures sélectionnées ou le bois neuf. Même pas ce satané liège qui met jusqu'à 10% des bouteilles à l'évier. Ce poison terrible, insidieux, omniprésent, plus dévastateur encore que le glyphosate, c'est le snobisme. Rendu encore plus virulent depuis vingt ans par la meute des marketeurs de sous-école de Commerce et les VRP à chaussures pointues, il n'a eu de cesse d'éloigner du vin ceux qu'il est convenu d'appeler "les gens" (pour faire peuple, ma non troppo).


N'en déplaise aux adeptes d'une imagerie un peu rance, entre style RDA haute époque et graphisme stalinien, être populaire ne se décrète pas à coup de slogans et d'étiquettes révolutionnaires (de salon). Un poing levé ne rend pas nécessairement plus agréable l'intromission d'une bouteille à cinquante euros. Peut-être faut-il commencer par le commencement, et agir de telle manière que ce "peuple" qu'on met à toutes les sauces afin de mieux le croquer puisse se payer le coup de rouge libérateur. Pour un Jeff Coutelou, un Julien Ilbert, combien de gentils gauchistes qui, discours combattant à l'appui, fourguent la buvette à un prix qui désespère Billancourt?


Car le snobisme (souvent lié au prix) n'est pas l'apanage des méchants Bordelais, des vilains Bourguignons, des Champenois aux doigts crochus. Les thuriféraires du vin naturel, tel qu'on le conçoit en tout cas dans un univers boutiquier qui rappelle davantage les pages mode de Elle que les colères de Bakounine, pratiquent exactement de la même façon que leurs prédécesseurs en Jaguar BRC. En tout bougnat, même accoutré en apache, il y a souvent un épicier qui sommeille. Les exceptions se comptent sur les doigts de la main.


Mon propos n'est pas de faire l'apologie du moins disant à la façon des patrons du pousse-caddie. Il faut à tous, et en priorité au vigneron et au bistrotier, une juste rétribution. C'est juste qu'à un moment, au pays des buveurs d'étiquettes et des vendeurs de fringues, la ficelle est trop grosse, le snobisme trop envahissant. Interdit aux snobs!, il faudra d'ailleurs un jour que je m'occupe de cette marque déposée il y a quelques années*, et dont j'ai toujours le projet de faire quelque chose à boire.


Toujours est-il que le bar qui a ouvert le week-end dernier à Barcelone est une parfaite réponse à la "gentrification du vin" à laquelle nous assistons depuis des décennies. On y trouvera certes des bouteilles, éventuellement à des tarifs élevés (mais espagnols, donc bien moins qu'en France!), pour autant le concept est de servir du "vrac", a granel.
Au Salvatge (sauvage en catalan, prononcez "salvatja"), le centre du bar, c'est la tireuse (magnifique soit dit en passant incrustée sur sa plaque de cuivre rutilant). Avec des verres, généreusement remplis, vendus deux ou trois euros.


Franchement, même si le principe est vieux comme le Monde, je trouve l'idée géniale. Ça me rappelle à la fois les bodegas "de toda la vida" dont on trouve encore quelques exemplaires au coin des rues de Barcelone, et le beaujolais frisotant de Cinquin directement tiré de la pièce, Chez René, boulevard Saint-Germain et les chopines du Nabuchodonosor toulousain qui, selon que le vent soufflait du Nord ou de la mer, prenaient un accent différent. Pour que cela fonctionne, il faut bien sûr du vin "vivant", sensible à l'ambiance et aux humeurs de ceux qui s'accoudent au bar.


De l'autre côté du bar, le Salvatge existe grâce à un trust de socios dont certains viennent directement du Mondovino et d'autres dont le rapport à la vigne consiste en la consommation (éventuellement immodérée) du jus fermenté de ses raisins. Parmi les âmes du lieu, Ludovic Darblade, sommelier puis caviste (Lavinia et La Festival), et Ruben Parera, vigneron (avec son incroyable papa amoureux des cerises) des environs de Barcelone. Ce dernier fait d'ailleurs partie des fournisseurs du Salvatge où je me suis également régalé d'une mencía 2017 fraîchement débarquée de la Ribeira Sacra galicienne.


Comme dit Ludo, "ce n'est pas un lieu pour les spécialistes. Il faut que le type qui passe carrer de Verdi** entre ici comme un pour boire une caña, une pression. Naturellement." C'est toute l'intelligence du projet, et sa parfaite cohérence avec la philosophie des débuts du vin naturel, avant que les marchands du temple ne l'agressent: désacraliser, sortir d'un petit cercle d'amateurs (plus ou moins) distingués.
C'est d'autant plus malin, et opportun, dans cette époque catalane conjoncturellement incertaine, et dans ce quartier de Gracia où, à l'écart du flux touristique, les "locaux" n'ont pas, pour le vin notamment, la réputation d'être particulièrement dépensiers.


Au passage, même s'il n'a pas été lancé avec des moyens colossaux, le Salvatge a de la gueule, celle de l'hippopotame de bois qui habitait le précédent bistrot et qui n'a pas déserté. Celle aussi de beaux matériaux chinés dans les campagnes environnantes, à l'image des fantastiques carreaux de cuve vernissés qui recouvrent le bar. Cohérence encore que de ne pas ikéaïser davantage notre environnement.


Je ne voudrais pas être oiseau de mauvais augure, mais il faut sinon franchiser, au moins tenter de protéger cette (belle) idée que de gros malins plus intéressés par l'augmentation du tour de taille de leur portefeuille que par le partage du pain et du vin vont s'empresser de copier, voire de dévoyer.




* L'idée est de vendre sous cette "ombrelle", Interdit aux snobs, des vins de copains qui correspondent exactement à ce que j'aime boire, sans cinéma.
** La rue emblématique de Gracia, celle des bistrots, où est installé le Salvatge, au numéro 50.



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