La révolution des œillères.


Là, alors que les pales des hélicoptères de la police font vibrer l'air du centre de Barcelone, je me souviens des larmes de mes amis anglais au lendemain du Brexit. Je comprends encore mieux ce qu'ils ont ressenti, j'imagine, je partage leur réaction quand, goguenard, Farage, le vendeur de rêves, a expliqué à la radio que finalement il s'était trompé dans les calculs, que ses promesses en argent massif n'étaient que du plomb. Je conçois leur honte quand ils nous écrivaient pour nous rappeler qu'ils n'étaient pas ça, qu'ils n'avaient rien à voir avec l'image que désormais le monde avait de leur peuple.
La différence, c'est que contrairement à mes amis anglais, je ne suis pas autochtone, je ne suis pas catalan, de "sang catalan" comme on l'entend dire ici. À quelques kilomètres près aurait dit mon Pyrénéen de père. Pour autant, je partage la vie des gens d'ici. Je l'observe aussi, et je ressens une immense tristesse. De celles que l'on ressent devant un immense gâchis.
Dans cette région, dans ce pays, à trop parler de politique, on a oublié d'en faire. On s'est laissé porter par l'air, par le mauvais air du temps, celui de la débâcle économique. Dos au mur, des élus médiocres et peu scrupuleux ont commis le péché capital de jouer du nationalisme et du populisme en temps de crise en lieu et place de s'attaquer à la racine des problèmes concrets auxquels sont confrontés les électeurs. La Catalogne s'est retrouvée plus endettée et davantage soumise à la pression fiscale. Et pas spécifiquement parce que "Madrid la volait" comme le martelait l'expert en rapine Jordi Pujol* (auquel seule l'indépendance permettrait de ne pas finir sa vie en prison), mais parce qu'elle était moins bien gérée que d'autres autonomies espagnoles. 
Inévitable cercle vicieux, la dégringolade économique** a renforcé le sentiment nationaliste. "Je ne veux plus payer pour les flemmards d'Andalousie, d'Extrémadure, de La Mancha" vociféraient les analystes économiques de la rue en agitant leurs bannières. Oubliant comme il se doit que l'Europe du Nord, depuis quarante ans, avait beaucoup plus payé pour les "flemmards" d'Espagnols, de Catalans. Récemment encore quand il s'est agit de sauver des banques comme la Caixa Catalunya gangrénée par les petites magouilles nationalistes. Que voulez-vous, en période de crise, l'égoïsme est une valeur sûre.


Il serait ridicule d'oublier l'autre carburant, tout aussi performant, de cette "révolution des œillères": le Parti Populaire, au pouvoir depuis fin 2011, succédant à un Parti Socialiste dont le leader a mis un temps fou à prendre la mesure de la Crise et donc à contrer ses effets dévastateurs pour une démocratie espagnole encore adolescente. Le PP,  parti aux multiples casseroles, en matière de carburant indépendantiste, c'est de la bombe! Quasiment de l'ergol, capable d'envoyer sur Mars toute idée intelligente. Le Président du Gouvernement, Mariano Rajoy (ci-dessus), a parfaitement incarné le méchant des films de James Bond, Mister No, ressuscitant même au passage dans l'imaginaire collectif catalan (qui n'en avait pas besoin) le Spectre, enfin, le fantôme de Franco. Du grand cinéma, du cinéma grand public en tout cas. Hors de la région, la superproduction a remplit les salles chez les nostalgiques du Caudillo, et, en Catalogne, s'est trouvée alimentée une mécanique perverse qui a permis à la fois d'écarter du scrutin d'hier la majorité supposée hostile à l'indépendance et de faire grossir les rangs des sécessionnistes. Résultat, aux dernières élections autonomiques, les national-populistes de Droite et Gauche mélangées (même s'ils n'ont pas pu obtenir la majorité qu'il souhaitaient***) ont réussi à mettre en place une coalition de circonstance grâce à une union forcée avec les extrémistes d'ultra-Gauche europhobe de la CUP. Ces derniers ont formidablement mis à profit leur pouvoir de nuisance, imposant à la tête de la région un politicien inconnu mais perméable à l'indépendantisme le plus radical, Carles Puigdemont (ci-dessous). Une anecdote, rapportée dans un livre récemment publié par un deux journalistes amis****, résume assez bien le personnage. Quand il prend l'avion pour Madrid, malgré le surcoût (et la pollution), jamais de vol direct: l'ancien maire de Gérone choisit toujours de transiter par un aéroport situé hors d'Espagne afin d'arriver à Madrid par la porte des vols internationaux.


Entre le toro et le burro*****, le dialogue de sourds (à moins qu'il ne s'agisse d'un silence de cons) a été interminable. Le match qui devait les opposer, on s'y préparait comme à un clásico, vous savez cette guerre footballistique qui oppose (opposait?******) au moins deux fois par an le Barça au Real de Madrid. Un moment idéal puisqu'aux anciens encore traumatisés par le souvenir franquiste se joignait, désormais en âge de voter, une génération ayant biberonné à l'école catalane un roman historique copieusement nourri d'une mythologie à sens unique, forcément revancharde, souvent oublieuse et vaguement suprématiste. Pour ces convaincus, pris d'une foi quasi-religieuse, peu importait que le procés menant au référendum bafoue une Constitution approuvée en 1978 par plus de 90% des Catalans (un des plus importants scores du pays), tout cela était légitime. Mais n'est-ce pas justement parce que l'Espagne a une culture démocratique extrêmement récente, au point de considérer ce genre de coups d'états constitutionnels comme des peccadilles, qu'elle a pratiquement toujours vécu sous la dictature ou l'absolutisme?
De toute façon, depuis plusieurs années en Catalogne, toute personne osant émettre un avis différent (je n'ose pas écrire contraire!) à celui du pouvoir national-populiste en place était forcément un fasciste et/ou un traître. Cela vaut évidemment aussi pour la Presse catalane dont une bonne partie est aux ordres car ultra-subventionnée par la Generalitat. Ces subventions ne concernent d'ailleurs pas que les médias locaux comme la chaîne TV3, véritable Pravda cathodique, puisque dans la liste des entreprises soutenues par le pouvoir on trouve même des bizarreries telle la webradio française de Barcelone, Equinox. J'ajoute, concernant les journalistes qui tentent de faire honnêtement leur métier, que Reporters sans Frontières s'est fendu d'un rapport sur le "climat irrespirable" qui règne à Barcelone. Entre Turquie et Ouzbékistan, RSF y évoque "les pressions répétées du gouvernement catalan indépendantiste envers la Presse étrangère et locale, le harcèlement des hooligans du mouvement indépendantiste sur les réseaux sociaux contre les journalistes critiques, les tentatives d’intimidation des foules de manifestants contre les reporters de télévision et dénonce l’atmosphère toxique qui règne autour de la liberté de la Presse".


Et donc est arrivé le jour du match, ce pitoyable dimanche d'octobre. Je me suis baladé dans les rues à cinq heures du matin. L'agitation des fêtards de la Plaça Réial masquait mal la tension qui montait de minute en minute alors que, sous une pluie battante, un soleil gris tardait à se lever. Peu à peu, les militants se regroupaient autour des bureaux de vote improvisés, tandis que du port de Barcelone un long convoi bleu-marine, bourré de coups de poing.
Sans surprise aucune, un dimanche laid, sale, honteux. Une image indigne de l'Espagne. Comme ils l'avaient l'un et l'autre prévus, le toro et le burro nous ont régalé du spectacle de la troupe et de la chair-à-canon. Les espagnolistes, sûrs de leur bon droit, criaient "olé" tandis que les catalanistes, drapés dans leur légitimité outragée, surjouaient leur victimisation, oubliant au passage que les matraques de leur propre police régionale valaient bien celles des CRS de Madrid*******. Con contre con, toro contre burro. Avec la populace au milieu, acteur et victime à la fois. Comme toujours.
Je me souviens du commentaire un rien fataliste d’un chauffeur de taxi barcelonais, une semaine avant le "clásico", alors que pour la énième fois une centaine de punks-à-chien de la CUP (ceux-là même qui attaquaient les bus de touristes) bloquaient une rue:
– Plus qu’une semaine à souffrir, après, ils enverront la police. Bim bam boum, et, nous, les Catalans, on va une nouvelle fois s’écraser pendant soixante-dix ans.
C'est évidemment là-dessus que comptait Mariano Rajoy. Sauf que ça semble désormais improbable, et qu'on peut éventuellement demander à un chef d'État de raisonner un poil plus finement qu'un chauffeur de taxi.


Reste la question principale au lendemain d'un scrutin au résultat bananier********, que va-t-il se passer?.Tous les experts de la Catalogne, y compris ceux qui l'ont découverte avant-hier, donnent leurs réponses. La vérité est que d'une certaine façon, grâce au toro et au burro, nous avons plongé dans l'inconnu. Un inconnu un rien étrange, en demi-teinte pour l'instant. Le grand soir n'a pas été au rendez-vous, entre étudiants attardés et professionnels du nationalisme, la fête de la victoire du "Si" a été mollassonne, tristounette, sans envolées lyriques. Bien sûr, Puigdemont, le burro à la coupe de Beatles a confirmé qu'il "transmettrait", que les choses allaient suivre leur cours… franchement, on sent comme un léger flottement quand il souhaite maintenant la médiation d'une Europe dont il n'a jamais voulu entendre les (nombreux) avertissements. Il peut bien sûr décréter ou faire décréter l'indépendance unilatéralement, ce ne sera qu'un coup de force de plus, mais au final ce "pays" sera reconnu par qui? Nicolás Maduro, seul chef d'état à lui avoir jusque là apporté son soutien?
L'extrême-Gauche, elle, jubile et presse le pas. Voici venu le temps du "mambo" comme l'annonçait son dernier clip. Elle a d'ailleurs immédiatement appelé à la grève générale, ce qui semblait une urgence absolue pour un pays qui a annoncé qu'il se créerait en trois jours (selon des modalités qui restent à définir). La coalition au pouvoir a suivi selon sa nouvelle habitude, annonçant même que la journée chômée serait offerte aux grévistes. Bon gré mal gré, tout le monde ou presque va cesser le travail, les commerçants surtout qui n'ont que moyennement envie de recevoir la visite des "commissaires du Peuple".


Incertitude absolue, donc, car pendant ce temps de latence, à Madrid, le toro fourbit ses armes. "Négocie!" lui hurle-t-on à l'oreille, mais en est-il encore capable? N'est-il pas symboliquement grillé? Comme l'est aussi le burro dont la parole aujourd'hui, au niveau international, ne vaut plus une poignée de pessetes. La solution, s'il en existe encore une dans cette fuite en avant, dans cette accumulation de haine savamment orchestrée, ne doit-elle pas passer par des hommes neufs? Et, quand bien même, sur quoi vont-ils négocier? Comment pourrait-on, côté catalan notamment, expliquer à ceux auxquels ont a raconté que l'indépendance allait se régler en un coup de baguette magique, que finalement…? Pourra-t-on leur vendre un scénario autre que Barcelone capitale d'un nouveau pays*********? Avec en prime, au fond de la salle, les percussions de plus en plus pressantes du "mambo"…?
Oui, que négocier sans susciter de nouvelles et gigantesques frustrations? Que négocier que Madrid puisse accepter? Comment convaincre ceux qu'on a chauffés à blanc hier qu'il faut désormais envisager un Catalexit doux, sans heurts, sans traumatisme? La "révolution des œillères" ne fait que commencer.




* Fondateur du nationalisme catalan contemporain, ancien président de la Generalitat et accusé d'avoir notamment mis en place le fameux système mafieux dit du "3%" dénoncé en son temps par le maire socialiste de Barcelone Pasqual Maragall. L'idée étant, vous l'avez compris, de prélever un "péage" de 3% sur l'ensemble des gros marchés publics contractés par les élus de son parti. Jordi Pujol et sa famille sont actuellement sous le coup d'une multitude de procédures judiciaires, les sommes dérobées sont considérables et auraient notamment permis un enrichissement personnel colossal des prévenus.
** "Nous sommes aussi riches que la Suisse ou le Luxembourg" racontent souvent ces mêmes nationalistes. La réalité est un peu différente; la Catalogne, à l'échelle européenne est un région moyenne, relativement loin des plus riches comme le prouve le classement NUTS publié par la CE. Au niveau espagnol, la Catalogne est désormais quatrième en terme de PIB/capita derrière Madrid, le Pays basque et la Navarre. Pour ce qui est enfin de la solidarité, le Trésor public espagnol rappelait que les Madrilènes donnent deux fois plus aux régions pauvres que les Catalans.
madrilènes payent davantage
*** Pas de majorité en sièges sans l'accord avec l'ultra-Gauche, et même avec cet apport, la majorité en voix n'a pas été atteinte. Les nationalistes avaient pourtant pris l'engagement formel de ne lancer le procés vers l'indépendance qu'au cas où cette dernière condition était remplie.
**** Puigdemont, el president @KRLS, Jordi Grau & Andreu Mas, Editorial PÒRTIC, Barcelone, 2016.
***** L'âne, symbole historique du Catalan.
****** En cas d'indépendance de la Catalogne, le président du championnat de football espagnol a affirmé que le club barcelonais en serait exclus.
******** Chose incroyable d'ailleurs, malgré l'épaisse brutalité policière de dimanche, des trolls nationalistes ont eu besoin d'en inventer davantage, à partir d'images tirées du travail de la police catalane réputée pour sa violence. Lisez cet article du Monde.
******** Plus de 90% des votants en faveur de l'indépendance selon des résultats qui resteront longtemps provisoires. Mais qui se soucie du résultat dans une pareil scrutin aux contours plus que flous? Dans un vote sans contrôle, sans campagne, sans isoloirs, sans garanties.
********* Il y a des fois où, au fond, je me dis que ce n'est peut-être pas avec l'Espagne que la Catalogne a un problème, mais peut-être tout simplement avec le fait que Barcelone ne soit pas la capitale de l'Espagne.




Commentaires

  1. Merci...ce qui se passe en Cataluña c' est du racisme et du classisme pur et dur...c' est un putch en toute regle...mais il ne passera pás...

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  2. dans OUEST FRANCE d'aujourd'hui un article à la gloire de Puigdemont écrit par une caniche naine! aucune analyse politique, la honte!

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