Déguster un pays.


On pourrait ressentir une lassitude. Ne serait-ce que cette impression de déjà-vu, cet alignement de verres, les crachoirs, la valse des sommeliers… Pourquoi tout ce cérémonial? "Le vin, ce n'est que du vin" nous expliquent les nouveaux barbares sur l'air populiste bien connu de "quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver". "Ça se boit, ça se pisse, point barre".
Et puis débute la dégustation. 


Car oui, ce peut être un plaisir inouï de déguster. Tout dépend bien sûr de ce qui remplit les verres, mais quand tout se passe bien, que règne une certaine communion, que l'effort devient collectif, que vraiment on cherche à comprendre le mystère liquide qui est en face de nous. Que l'on veut lire la terre et les hommes dans son verre. Prendre un peu de temps.
Là, l'autre soir, à Monvínic, c'était un tour du Portugal, ce pays pour lequel on ressent ici et là un engouement croissant. "La mode d'après?" écrivais-je récemment. Aux manettes, João Roseira, enfant du Douro, entouré de quelques uns de ses copains. Oh, pas pour une masterclass en cravate! On parle l'espagnol des lendemains de fêtes, le vin, "de puta madre" ou "con cojones", ne se hausse pas du col, il est œuvre de paysans aux belles mains et à l'accent mouillé comme un ciel atlantique. 


Alors, on goûte. Et on s'émerveille de la folle diversité de ce petit pays capable de nous rincer le gosier joliment avec un blanc nature d'Humus juste sorti de sa cuve puis de nous amener à réfléchir sur la course du Temps avec un Quinta das Bàgeiras 1994. Qui nous évoque tantôt, en rouge sec, la fraîche vigueur du porto ou la délicatesse aromatique bourguignonne, à l'image de ce Quinta da Serradinha 99 évoqué ici. Voire la rusticité distinguée d'un vinho-verde écarlate.
Vins de caractère, vignerons de caractère. Des gueules et des idées comme The special one, The unstoppableJoão Tavares de Pina qui sur ses terres de Dao peut tout aussi bien nous sortir des rouges de cuve buvables à l'instant sur une brioche au chouriço (Rufia ci-dessous) que des crus de garde dont on ne voit pas le bout vingt ans après (Quinta da Boavista Terras de Tavares 97). Ces types, je les adore, autant que leurs vins.
Ce Portugal liquide, ses climats, ses cépages autochtones, je pourrais vous en parler pensant des heures. Je compte bien d'ailleurs y retourner pour vous en montrer davantage, pour partager avec vous cette sensation*.


Et puis, de proche en proche, voilà le moment où l'on s'emballe. Les crachoirs sont au chômage. On file à Porto. Enfin non, soyons précis! Pas à Porto ni même à Vila-Nova-de-Gaia, chez les gros marchands, beaucoup plus haut là où la viticulture confine à l'alpinisme. Dans la région de Gontelho, à Pinhão où l'on considère que se produisent les jus les plus fins de cette immense appellation.
Bienvenue chez João Roseira, dans la maison familiale, Quinta do Infantado.
Pas de carte postale, désolé, mais pour vous situer, nous sommes perchés à la verticale du Douro, plus près en fait des montagnes qui séparent le Portugal de l'Espagne que de la ville de Porto (qui elle par parenthèse ne se trouve pas dans l'appellation éponyme). Pas de carte postale, juste une étiquette qui vaut toutes les photos du Monde et qui raconte cette terre avec un piqué inégalable.


C'est de grâce qu'il est question ici. Oubliez les portos lourds qui vous embrument l'esprit à la première gorgée. Comment mieux exprimer le terme si souvent usurpé de "buvabilité"? Tenez, là, en pleine dégustation, j'ai vu un grand garçon bien élevé, dont la tempérance est proverbiale, se saisir de son verre, avant même que l'on en arrive à ce vin et le boire d'un trait pour en redemander un  second. Le magnum de ce sublime Vintage 97, aérien, ne fera d'ailleurs pas long feu.
À tel point que la question jaillit: "mais où est passé l'alcool?" Question bizarre mais qui a sa réponse quand João Roseira explique l'importance de la douceur et de la qualité du mutage. Toujours respecter ce raisin familier, qui a mûri tout près de la maison, dans des vignes et des parcelles que l'on fréquente tout au long de l'année. Nous sommes tout simplement face à un vin de vigneron. Et il y a autant d'écart entre ce porto de vigneron et celui d'une grande maison, fut-elle prestigieuse, qu'entre un champagne de vigneron et une bouteille de Moët & Chandon, de Veuve-Clicquot, ou de quelque autre négociant.


Ces portos de vignerons, ces portos "libres" sont en fait une nouveauté. Ce n'est qu'en 1986 que les petits vignerons, comme la famille de João Roseira ont eu le droit de briser le monopole des négociants, d'embouteiller et d'exporter leurs vins de propriété. Grâce à l'Europe, il est bon de le rappeler. Quinta do Infantado a été le premier domaine a le faire, avec un très symbolique Tawny 1979 que nous avons fini à la régalade. Comme des voyous.
Avant, le calme retrouvé, de nous pencher sur un des plus grands vins de méditation qui soient (autre versant de la splendeur portugaise),  un madère 1862 sortie de la cave secrète de Monvínic**. Du sercial, cépage à l'astringence et l'acidité légendaires, capable de ronger les bouchons dans sa jeunesse, à tel point que les bouteilles doivent être conservées à la verticale. Assagi par le temps. Quasi-éternel. Une eau de parfum, idéal point final à la dégustation d'un pays.




* Sensation au nouvelle fois ressentie autour du salon Simplesmente Vinho organisé à Barcelone  par Malena Fabregat. À noter qu'un autre salon des vins portugais se tiendra à Paris, du 4 au 6 juin 2016, avec notamment notre Georges Dos Santos, le caviste amoureux et déjanté. Plus de renseignements ici.
** Un vin dont nous apprendrons ensuite qu'il était servi au verre la semaine précédente !


Commentaires

  1. Je serai dans la région pour deux semaines cet été et j'ai noté l'adresse dans mon programme ! Si vous avez d'autre adresses (restaurants et vins) dans la région de Porto, je suis preneur. Philippe Barret

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  2. Eva Robineau a laissé quelques adresses sur son blog

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    1. Pour moi les 2 meilleurs:
      Porto => Paparico http://www.opaparico.com/
      Matosinhos => O Gaveto http://ogaveto.com/
      Bon appetit!

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