Vérité médiatique et monde réel.


1354 mètres indique l'altimètre. 9° C. au thermomètre. Perchée dans sa forêt de chênes, la ferme est encore à l'ombre. Au loin, en contrebas, la petite ville de Sort, notre capitale du jour, vient d'être incendiée par le soleil. Une lumière brutale, aveuglante, au sortir d'une obscurité à compter les étoiles. À l'opposé de la frénésie électrique des nuits de Barcelone.


Près de la corde à linge, la petite table de métal rouillé sur laquelle je vous écris n'a aucune idée des nuits de Barcelone. Nous n'en sommes pas si loin pourtant. Cent trente-sept kilomètres à vol d'oiseau. Mais nous ne sommes pas tout à fait des oiseaux et sur ce versant catalan, bientôt aranais, des Pyrénées centrales, les cols ne manquent pas. Mon sencha fuji, dopé par l'eau de la source de la Borda El Vilar achève de me réveiller, et je repense à d'autres cocktails.


Je vous avais parlé au début de l'été d'un restaurant étonnant, le 68, où les cocktails justement remplaçaient le vin. Mixologie, branchitude, etc, etc… Malgré la Presse dont il avait bénéficié, l'endroit était un peu désert lors de notre visite. Mais j'avais moi aussi salué le talent de ce barman hors-pair capable d'inventer d'impossibles accords entre ses incroyables mixtures aux noms poétiques et les plats (moyens) du cuisinier. Assurément, nous étions là face à un concept révolutionnaire qui allait tout casser…


Samedi dernier, nous sommes retournés au 68. L'envie de se faire surprendre par un cocktail bizarre au sortir d'un dîner réussi. Là, Miguel Ángel Palau, le mixologue barbu n'était plus là. En vacances? Pas vraiment semble-t-il, son remplaçant, tremblotant et speedé, nous a servi une histoire embrouillée d'associés qui se sont barrés et un daïquiri d'une grande banalité. Avec deux bouts de scotch et un coup d'imprimante jet d'encre, la carte avait été replâtrée à la va-vite: finis les cocktails poétiques, retour sur le plancher des vaches. La déco était elle aussi tombée de quelques étages, avec un grand panneau en faux bois façon Buffalo Grill en lieu et place des spectaculaires photos de notre première visite.


Dans une explication qu'on m'a depuis donné en off, le 68, malgré son succès d'estime, "n'a pas rencontré sa clientèle". L'emplacement peut-être à joué, le quartier, le Raval, fait encore peur au très classique bourgeois barcelonais; cela étant, plusieurs nouveaux établissements voisins font le plein. Ou peut-être était-il trop en avance me suggère-t-on? Pourquoi pas.
Je crois plus simplement que ce lieu a été victime d'un décalage pas vraiment nouveau mais de plus en plus évident entre la vérité médiatique, cet univers hors-sol, raconté, rêvé, phantasmé dans la Presse ou les blogs (j'ai bien évidemment ma part) et le monde réel. Les cocktails, à Barcelone, ville de débauche touristique, on en commande beaucoup, c'est vrai, mais la plupart de ceux qui en consomment le font parce que ça bourre la gueule plus vite; le gin-tonic de base et le Cuba libre font ventre, pourquoi s'embarrasser d'un surcroît de créativité? 
Je sais, ce que j'écris est un peu brutal, prosaïque, loin des shows de mixologie cérébrale du salon Omnivore, plus proche du binge drinking, mais à l'usage, ça ne me semble pas très loin de la "vraie vie".


Ce décalage entre la vérité médiatique et le monde réel ne concerne évidemment pas que les cocktails: on le constate tous les jours dans les médias qui traitent de pinard et de bouffe*, privilégiant les niches et la mode. Ce qui, par parenthèse, explique peut-être aussi leur faible audience. Imaginez que les journaux de bagnoles ne parlent que des Rolls et des Ferrari, oubliant la Renault de monsieur-tout-le-monde!
En écrivant ça depuis mon balcon pyrénéen, je ne veux en aucun cas me poser en donneur de leçons. Encore une fois, il m'arrive moi aussi de tomber dans ce travers médiatique. Mais peut-être que, au delà de cette anecdote du 68, devrions-nous de temps en temps le méditer. 



* Remarquez, si on parlait du journalisme politique…


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