Bagdad-Barcelona-Marsella : sacré cocktail !


Quand on connaît intimement Barcelone, on aime ce quartier, le "cinquième district". Pas nécessairement pour ce qu'il est devenu, mais pour ce qu'il pèse en poids de souvenirs, d'écrits, de mythologies. El Raval, dit-on maintenant. Pour tous ceux qui ont lu des romans, c'est le Barrio Chino de Jean Genet, Mandiargues, Carco, Kessel, Montherland. Le barrio de la pègre, des putes et de la drogue. Certains croient même y avoir vu passer Hemingway quand il abandonnait les très chics daïquiris du Boadas pour aller se noyer dans l'absinthe du Marsella.


Le bar Marsella, rien que ça, ça vaut le détour. Toujours ouvert, de las 10 de la noche à pas d'heure. Toujours ouvert malgré tout, ai-je envie d'écrire. Malgré ce sublime plafond dont on se demande quand il va s'effondrer, malgré les frigos en panne, avec toute l'énergie de l'actuel héritier, plus gardien de musée que barman. En cette saison, l'atmosphère y rappelle la touffeur d'une vulve. La fée verte (qui s'y porte un peu jaunâtre) n'arrange rien à l'affaire. Pas plus que les ventilateurs fossilisés par la poussière.


Le Marsella est un des derniers repères de ce Raval que d'audacieux entrepreneurs tentent de gentrifier. Sur ses marges, car le bourgeois barcelonais, lui (fut-il bohème), n'est guère aventureux. Autour, prolifèrent les échoppes des vendeurs de téléphone pakistanais, les boucheries Hallal et les fantômes de femmes déguisées en apicultrices endeuillées. Les Catalans s'émeuvent de ce communautarisme (pourtant bien moins agressif que celui que l'on observe désormais en France), les chauffeurs de taxi andalous s'en plaignent et roulent plus vite quand il traverse le barrio; que voulez-vous, c'est la vie du Raval, éternel réceptacle de la misère débarquée du port, et maintenant de l'aéroport. 


Pourtant, à deux pas des salles de prières, presqu'en face du Marsella, dans ce cocktail de péripatéticiennes vintage et de petites frappes au teint cuivré, un restaurant fait parler de lui depuis quelques mois. Une vieille adresse, en fait, rénovée par mon maçon préféré qui m'avait expliqué le concept l'an dernier: c'est un restaurant à cocktails, justement. C'est-à-dire que sur votre plat, au lieu de vous servir du vin, on vous envoie un mélange d'alcool fort et de différentes substances, parfois inattendues.


Je ne vais pas vous refaire un couplet sur la mixologie et sa dimension marketing (et commerciale) qui a su séduire les grands gastronomes de l'époque, tel le salon Omnivore qui a bien compris où était le pognon, et notamment dans la poche des gros alcooliers. Cette mode orchestrée, on en a parlé ici.
Mais le 68 (c'est le nom du restaurant) m'attirait. Et pas qu'à cause de son emplacement interlope et de sa déco branchée (le maçon m'avait tout raconté…).


Bien sûr, le mariage entre les cocktails et les plats, ça pue un peu le coup marketing, le gros coup de surf, tendance sommellerie à deux balles. Mais, mon camarade Gros Mangeur de Paris, venu passer deux jours à Barcelone à une fiesta Torres, m'avait hurlé dans les oreilles que c'était l'adresse de la ville.
Oui, oui, je sais l'effet que la "cité des prodiges" produit sur les touristes; dopés par les effluves de coke qui flottent dans l'air (véridique), ils en tombent amoureux fous, comme certains des putes du Raval ou d'ailleurs. Mais Gros Mangeur, lui, normalement, même à deux grammes, même en voyage de Presse, il arrive plus ou moins à garder la tête froide, donc, cap au 68!


Je ne vais pas vous détailler le menu par le détail, vous vous contenterez de quelques photos de rouleaux de printemps, de ceviche, de tartare, de poulpe, de desserts… La nourriture n'est pas mauvaise au 68, correcte Rien d'exceptionnel, mais c'est "ludique" comme disent les foodistes, "frais", "métissé". Dans le style de ce que produisent les frères Colombo, les jumeaux également propriétaires du Xemei et du Brutal.


Non, glissons sur la bouffe, l'essentiel n'est pas là, l'essentiel, c'est ce type derrière le bar:


Miguel Ángel Palau est l'ancien mixologue (j'adore ce mot, ça me fait penser aux champignons…) du 41°, le bar-restaurant des Adrià, anciennement installé au dessus de l'épouvantable Tickets. Et Miguel Ángel Palau est un véritable talent, presque une bête de foire.
Si vous aimez les cocktails classiques, sucrailleux, stéréotypés, passez votre chemin. Il travaille sur l'amer, le sel, le piquant, suscite en permanence l'effet de surprise. Comme il se doit, les intitulés de ses mélanges sont géniaux, plein d'humour. L'intitulé, pour un cocktail (comme pour certains vins gadgets), c'est fondamental. Là, avec Miguel Ángel Palau, ils collent parfaitement au voyage qu'il nous offre dans le verre.


Pour en revenir à ces fameux mariages entre le solide et le liquide, un d'entre eux m'a semblé plus qu'intéressant. À creuser en tout cas. Celui entre le tartare de bœuf et une bizarrerie baptisée MANGA(a)RITA. Ce cocktail à base de tequila à la betterave, de Martini dry et de pimiento de Padrón et du terrible piment habanero fonctionne un peu comme l'assaisonnement du tartare. Enfin, devrait fonctionner, car le tartare servi est "à l'espagnole", haché en bouillie, ultra-salé et sur-aromatisé, jusqu'à perdre le goût de la viande. Mais j'imagine ce surprenant MANGA(a)RITA sur un beau tartare de bœuf, de toro ou de cheval au couteau, presque nu. Non seulement je l'imagine, je crève d'envie de le faire, quitte à arriver avec mon bout de viande au 68!


Au dessert, j'ai adoré également, tel quel, l'accord entre la teta negra, la tétine noire, et un mix répondant au joli nom d'Old italian bastard, servi avec son bâton de cannelle fumant.


Rien que pour ces deux ouvertures, je trouve que l'expérience 68 est concluante. Et le serait davantage encore, j'en suis persuadé, avec une cuisine plus pointue, plus nette. Franchement, ça vaut le déplacement.
Maintenant, si la question est de savoir si ce concept peut remplacer l'accord mets-vins, il me semble évident que, sauf à avoir un foie de légionnaire polonais et une tête de parachutiste de l'Armée rouge, c'est non. D'autant que le cocktail bien fait, qu'on ne voit pas venir, est plus traître que le vin. et qu'avec tous les alcools forts, industriels qu'on ingurgite, il faut aimer se lever le lendemain matin avec les manœuvres de l'OTAN dans le casque. Ou, au moins, prévoir l'aspirine pour la resaca du réveil.


Reste le charme de sortir de là un peu bourré, et de déambuler dans le Barrio Chino, après s'être fignolé à la Chartreuse et/ou à l'absinthe du Marsella. De rêvasser aux hordes de marins avides de chair et d'alcool qui beuglaient en descendant des bateaux. D'aller, comme Pepe Carvalho, s'en jeter un dernier, le coup de l'étrier, au Bagdad, devant les plus beaux culs de Barcelone.




Commentaires

  1. Et encore une bonne nouvelle sous le symbole de mon année de naissance !
    Décidément ce blog est une vraie corne d'abondance.
    J'essaierai de m'en souvenir pour la finale 2016 du top 14.
    Merci.

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