Minervois, entre Luberon et Toscane.


C'est le genre de question qu'on te pose parfois parce que tu connais le coin: "pour toi, le Minervois, c'est le Luberon ou la Toscane?" Et là, tu es comme un con, incapable de répondre, parce que le Minervois, c'est le Minervois, avec sa géographie, son histoire, son climat (ses climats?). Et tu as envie d'ajouter que les comparaisons paresseuses de ce type, ça fleure bon le prospectus de syndicat d'initiative des années cinquante ou les papiers à emballer le poisson des journaleux besogneux.
Après, qu'il y ait des points communs entre ces trois régions que j'aime, pas de doute. Toutes, à leur échelle (la Toscane est immense), partagent cette espèce de méditerranéité virgilienne, aimablement rustique, s'adossent à des montagnes fraîches qui les protègent de trop féroces invasions touristiques, cultivent un art de vivre distingué. Et accueillent des populations exogènes plutôt aisées qui contribuent elles aussi à faire entendre leur vieux message.


Le Minervois, ce Luberon toscan du Languedoc, j'y étais encore la semaine dernière. Je me demande d'ailleurs si je n'y ai pas plus parlé anglais que français. Avec des Britanniques bien sûr (on a eu droit aux fêtes napoléoniennes de mes copains londoniens du St. John), mais aussi des Américains, des Canadiens, des Australiens et même des Néo-Zélandais. Là, effectivement, pour le côté "Luberon des débuts", j'étais servi! Et heureux de l'être. Malgré nos désaccords, rugbystiques notamment, je crois que j'ai une tendresse pour l'Anglais. Et lui en a une grosse pour le Minervois.


Samedi, pour le marché, j'ai quand même fait des infidélités au Minervois (le rendez-vous obligé, people, c'est le mardi à Olonzac). Après un crochet par Rieux, chez mon volailler tarnais et ma fournisseuse officielle en tricots de peau bleu-marine, direction la capitale, Carcassonne. Parce que le marché du samedi, à Carcassonne, ça vaut mille. Je parle de la place Carnot, le marché de plein vent, avec ses superbes maraichers qui réveillent en moi le végétarien non-pratiquant. Tiens, pour rester dans la comparaison, ça vaut bien le marché d'Apt; San Lorenzo et le Central de Florence, c'est un peu plus gros…


Tant qu'à être dans la bastide de Carcassonne, autant faire un petit tour au Café Saillan où, conformément aux recommandations des experts de l'OCDE, on initie très tôt les enfants au vin. Juste à côté des halles, c'est un passage obligé du samedi midi, genre six huîtres, deux litres de blanc.
Mais évitons une fois encore de faire la fermeture du Saillan, il faut rentrer en Minervois pour aller fêter Napoléon avec l'Anglais (et les Anglaises endimanchées, et Olivier Zavattin le sommelier amoureux, et Régis l'homme du Viala, et même certains vignerons locaux ultra-connectés, de vrais geeks).


Oui, je sais, entre la géographie et la chronologie, cette histoire est décousue, j'en suis désolé. Elle doit se lire au rythme du Minervois où souvent le temps marche à pieds, et parfois se prend les pieds dans le tapis. Si toutefois ça vous déplaît, je ne vous en voudrai pas de passer à autre chose. Moi, son souvenir m'enchante, elle est à l'image de cette fin de semaine un rien désordonnée. Vivante, quoi.


Nous étions donc samedi, nous voilà dimanche, quelque part entre le Luberon et la Toscane, à Félines-Minervois exactement, sur la terrasse de Borie de Maurel. Nous sommes dimanche midi, mais samedi est encore bien présent dans les têtes, aucun des précieux conseils de modération en vigueur en France n'ayant été respecté la veille. Bref, le soleil (sa lumière surtout) pique un peu les yeux.


Et là, pendant que les chiens se reposent de ne rien avoir fait de leur matinée, il faut cuisiner.
Pour l'entrée, au plus court, au plus simple, les fleurs de courgettes que vous avez vues précédemment, justes saisies, un peu de sel de Gruissan.
Puis, en plat, une pintade du Tarn (celle du marché de Rieux), étouffée, sautée à l'ail nouveau de Lautrec, caramélisée au chardonnay de Brama (un des grands terroirs du coin dont je vous parlais ici) et rafraîchie hors feu d'une botte de pourpier cru. Je suis très fier de ce plat conçu comme un hommage languedocien à la cuisine de Fergus Henderson qui nous a régalé la veille. Tellement fier que j'ai oublié de la photographier*, cette pintade. Je peux juste vous dire que j'ai vu certains convives se resservir quatre fois, ce qui pour moi vaut le meilleur des compliments.


Pour être complètement honnête, en ce dimanche midi, au moment de passer à table, boire du vin ne constitue pas ma priorité. La bonbonne du chardonnay évoqué plus haut m'incite toutefois à ne pas confondre convictions et certitudes. Un jus jeune, agaçant, issu d'un plantier qui quand il sera grand… Je vois déjà les défenseurs des cépages autochtones (dont je suis) froncer les sourcils: "tu ne pourrais pas consommer local?" C'est local. Sauf le chardonnay. Mais qu'est-ce c'est bon!
Et comme au sortir d'une longue route de nuit dans un fog digne des rives de la Tamise, je me souviens brutalement que la veille, à Carcassonne, en montant place Carnot, nous nous sommes arrêté dans le nouveau (et luxueux) bar-cave de Georges Gracia, Le Verre d'un. Et que je lui ai acheté une bouteille d'un vrai vin du Minervois, d'un de ces vignerons qui sentent le rugby, les cépages oubliés, mal aimés et tout et tout…


Évidemment, un lendemain de cuite, une étiquette qui vous balance du Bossuet en pleine poire, ça réveille! "La liberté n'est pas de faire ce que l'on veut mais de vouloir ce que l'on fait".
Je la connaissais en fait, cette étiquette, mais pas avec le même vin, c'était justement chez les Anglais du St. John, à leur boulangerie d'Old Spitalfields market. Un pur touriga nacional, ben oui, le cépage du porto, mais vinifié en sec. Il nous avait fait le soleil à Londres, le touriga du Minervois, j'en avais même acheté une paire de brogues en daim vert pomme.
Là, on débouche, sur la pintade au pourpier, et c'est le ravissement. Ce jus coloré comme un pinot du Prieuré-Roch dégage un charme inouï. Aérien. Du genre qui se boit comme de l'eau de source, même quand on relève de blessure. Tout juste lui manquerait-il un poil de centre (redressez-le en le servant à 11°C.), mais quelle délicatesse! De nouveau le Minervois oscille entre le Luberon (pas pour le vin…) et la Toscane (pas pour les supertoscans…), avec quand même un fort accent bourguignon dans le verre.


Oubliée en fait la Toscane, c'est vers le Piémont que nous filons dans un cabriolet BMW des années quatre-vingt-dix, comme pour aller manger de la truffe blanche. Le vin clair qui nous régale est issu de nebbiolo.
Quelle horreur! Un immigré! Pas faux, en Minervois, le nebbiolo est un bougnoule. Comme le carignan, le grenache, le mourvèdre, la syrah, le maccabeu, et évidemment le chardonnay de l'apéritif. "Ne pas confondre convictions et certitudes", c'est bien ce que j'ai écrit il y a cinq minutes?
Ce n'est pas pour autant d'un vin de cépage qu'il s'agit, ici, en Minervois, il prend un caractère assez différent de celui qu'on lui trouve en Langhe par exemple. Et je m'en régale. Tiens, je m'en régale, Georges Gracia doit s'en souvenir, comme de ce Campagne de Centeilles 93 ou 94 qu'il nous faisait boire il y a longtemps à l'Hôtel de La Cité. Aérien lui aussi le Campagne, "fluet" lâchaient méprisants les professionnels de la profession,
Au passage, ce nebbiolo est un boute-en-train, il donne envie de repiquer à la gamelle. J'enchaîne avec le vin que je préfère actuellement à Borie de Maurel, Maxime, le mourvèdre 2013. Comme si de rien n'était.


Le lundi matin, évidemment, il y a une priorité, trouver d'autres bouteilles de ce vin. Pas le temps de passer par Carcassonne, Le Verre d'Un de toute façon est fermé et Barcelone (via Biquet-Plage) nous attend. Direction Badens, l'autre pays du nebbiolo. Oui, Badens, vous vous souvenez, ce terroir, peut-être un des plus violents du Minervois, mais dont les vins sont enjôleurs. Ensemble, nous avions rendu visite à Tonton Raymond, le roi du carignan, et à son chien Lucien. Cet enfoiré de Lucien.
Là, nous voici dans le village, chez Pierre Cros. Du nebbiolo 93, il n'y en a plus, mais il lui reste quelques magnums de 2014, délicieux lui aussi. En roulant, je regarde les ondoiements minervois, les oliviers et le blé qui ont joliment grignoté la vigne, le mariage de l'Italie et du Languedoc.


Y-a-t-il une moralité à cette histoire sans queue ni tête? Je ne sais pas. Je repense évidemment à cette phrase qui vaut pour les cépages, mais pas seulement: "ne pas confondre convictions et certitudes". Tant qu'à faire dans les aphorismes, on y ajoutera, pour faire bon poids: "la liberté n'est pas de faire ce que l'on veut mais de vouloir ce que l'on fait".
Me vient enfin une interrogation, née de mon émerveillement renouvelé devant le Minervois. Et ce malgré tous les efforts déployés par les beaufs, entre zones pavillonnaires, éoliennes à tout vent et multiplication des pousse-caddies, pour saloper les paysages. Comment cette région ne jouit-elle pas d'une aura, d'une réputation plus forte? À l'instar, toutes choses égales par ailleurs, du Luberon et de la Toscane.
Il me semble que cette terre et ses vins (qu'ils soient de nebbiolo, de carignan, de mourvèdre ou même de chardonnay) méritent une peu plus d'audace, d'ambition, de rock n'roll que les réclames de sous-préfecture censées les promouvoir. Qu'ils méritent mieux que l'image ringarde, kolkhozienne, qu'on leur donne, laquelle tourne inévitablement à la soirée diapo en pantacourt au camping de Tourcoing. Très loin du talent de ceux qui la bâtissent réellement. Très loin du Luberon et de la Toscane. Et donc du Minervois.




* Je vous montre quand même un petit bout du dessert: des oreillettes craquantes à l'ariégoise, des guignes acides et du fromage de ferme battu.


Commentaires

  1. Putain, t'est passé chez mon pote Pierre Cros, membre de Carignan Renaissance. J'espère qu'en plus de son Pinot, de son Touriga Nacional, de son Nebbiolo (brouillard...) il t'a fait goûter ses vieilles vignes ? La prochaine fois, je n'hésiterai plus de vous rejoindre en Minervois.

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    1. Oui, bien sûr, même si on est passé en coup de vin, on y a remis le nez dans le Vieilles Vignes. Remis parce qu'on en avait bu une la veille avec le Sorcier. Mais la grâce du Rital l'a emporté sur l'Espadre…

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    2. Sur la puissance de l'Espadre, voulais-je écrire.

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    3. Et puis, coup de vin, coup de vent… Mais ça tu avais compris.

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    4. Pardon pour les hôtes d''orthographe... je vais trop vite.

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  2. Quelques lignes de voisinage, au-dessus de Félines, le long de l'Ognon, des graves où le pourpier pousse comme chiendent. Là-haut, plus haut, au Col blanc la plaine et son canal s'offrent en plans larges, puis viennent en plans étagés les Corbières, les Pyrénées, Hokusaï est de toutes les saisons. C'est un possible Minervois où se perdent les heures, dans la folie des vents. S'y croisent les poussières méditerranéennes et les odeurs puissantes des garrigues insolées.
    L'ouvrage des hommes se mêle aux désordres géologiques sous la puissante lumière et c'est ici, plus qu'ailleurs, qu'irradie la nature primitive toujours à l'œuvre. Là sont les rêves-premiers, sur cette montagne noire du Minervois, pays de haute fréquence aux exactes continuités.

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  3. Peut-être entends-tu moins parler du Minervois que du Lubéron parce-qu'il a moins attiré de "people" ou que ceux-ci s'y font moins remarquer ? Et peut-être que le Minervois est comme le Médoc ? Peut-être préfère-t'il vivre caché pour vivre heureux ? Ici, malgré les difficultés, locaux et immigrés préfèrent parfois (souvent ?) ne pas voir d'infrastructures permettant le désenclavement, pour pêcher, chasser et cueillir en toute tranquillité, quitte à en crever.

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  4. Je découvre votre blog avec ce billet... et me souviens d'un week-end éblouissant du côté de Caunes-Minervois, une nuit de janvier au château de Paulignan, au réveil les paons sur les toits, une dégustation des vins de Monsieur Julien dans la chapelle du domaine Villerambert, et le coucher de soleil sur les vignes pour le retour à Montpellier.

    Pas fâché, en fin de compte, de ne partager ce pays de Cocagne qu'avec quelques happy few comme vous. Merci pour cette belle balade..

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