Le vin pour faire fuir les cons.


Vous en voulez de la photo racoleuse? Eh bien, en voilà une! Regardez la couleur du vin, orange pétard! Un peu trouble en plus. Qui dit mieux? Dans le mundillo branché du goulot, c'est encore plus vendeur qu'une belle paire de seins.  Oui, parce que comme dirait Séguéla, "si à cinquante ans, tu n'as pas bu de vin orange, tu as raté ta vie".
Depuis trois ans, l'agent orange a frappé. On se demande d'ailleurs comment on faisait pour boire, pour vivre, avant que les bistrots tatoués n'inaugurent dans leur carte, bien en évidence, une rubrique "vins oranges". Eh oui, camarade restaurateur, là aussi, "si à cinquante ans, tu n'as pas de carte de vins oranges, tu as raté ta vie"! 
Bon, je vous fais l'injure de vous expliquer ce que sont les vins oranges? Pour simplifier, ce sont des blancs dont les raisins ont macéré avec leurs peaux (voire leur rafles), suivant d'antiques manières caucasiennes*. D'où leur couleur si particulière, reconnaissable de loin, qui, à mon avis, encore plus que leurs propriétés gustatives, est à l'origine de cette mode. Personnellement, j'en ai bu quelques uns, certains amusants, mais dans la plupart des cas, ça m'en a touché une sans faire bouger l'autre, je trouve ça généralement mou du genou, un peu lourdaud, sans grand dynamisme. Cela dit, tous les goûts sont dans la Nature**, et tant mieux!


Pour autant, le "vin orange" dont il est question ici n'en a que la couleur. Et de celui-là aussi, Jacques Séguéla, son versant roussillonnais en tout cas***, aurait pu dire que "quand à cinquante ans, on n'en a pas bu, on a raté sa vie". Sa vie d'œnophile en tout cas. Car c'est un vin du Roussillon, un vin qui est loin d'avoir la carrière internationale qu'il mérite.
Il s'agit tout bêtement d'un rancio, un rancio sec. Pas celui (excellent) de Joseph Parcé qu'on voit ici en photo, mais le Rancy de Jean-Hubert Verdaguer, à Latour-de-France. Le rancio, c'est le jerez, le vin jaune**** (encore des couleurs!) des Pyrénées-orientales! C'est surtout pour moi, loin des comparaisons hasardeuses, le goût de cette région. Ce goût rancio qui vous met déjà sur la route de l'Espagne, qui va choquer le nordiste, aussi bien dans ce vin que dans un rouleau de sagí, ce lard gras ranci par le temps lui aussi et qui signe une vraie ouillade*****.


Alors, il y a ce titre, Le vin pour faire fuir les cons. Pourquoi? Non, pas qu'il soit question de démontrer ici une poussée de soixante-huitardisme attardé (voire sénile). Pas plus que je n'envisage comme l'exprime ce graffiti, de relancer le "vaste programme" qui fit ricaner Charles de Gaulle, à la lecture de cette phrase sur un mur de Paris. Peut-être est-ce simplement un écho de la couverture du livre où se reflète le "vin orange", symbole, pour reprendre les mots de l'auteur, de "l'exhibitionnisme naïf de la consommation ostentatoire qui recherche la distinction dans l'étalage primaire d'un luxe mal dominé"? Existe-t-il un "goût pur et un goût barbare"? Peut-être pas.
Mais, sans trop d'ostracisme, j'envisage qu'existent des vins de culture, de transmission comme ces rancios roussillonnais, les jaunes du Jura, les madères portugais ou les grands oxydatifs de Jerez ou de Montilla-Moriles. Des vins, "particuliers", "bizarres", qui réclament sinon une éducation du palais, au moins une accoutumance. Et encore (bis repetita), on a le droit de ne pas aimer, le "bon goût universel", vous savez ce que j'en pense…


Le rancio du Roussillon, d'ailleurs, n'existe pas. C'est une des leçons de la belle dégustation à laquelle j'ai eu la chance de participer à cent mètres du Centre du Monde. Chacun de ces vins****** est une histoire. Une histoire géologique, climatique, mais aussi humaine, un concentré de secrets de famille, le Terroir majuscule, quoi! Et cette histoire, il faut tendre l'oreille pour l'entendre, savoir tendre l'oreille, apprendre. Tourner le dos à l'uniformisation, quelle qu'elle soit.
Laissons Bourdieu pour Nietzsche: devient-on un Übermensch, un être supérieur, quand on se délecte de ces vins qui peuvent rebuter le commun des mortels? Certainement pas. 
Quoi de plus stupide que de vouloir faire de l'étiquette de ce que l'on boit un marqueur social? Que de jouer, tel un marchand de fringues, au vin-Béhème? Nous revoilà dans le piètre univers du type qui se prend pour un lord héréditaire parce qu'il porte du tweed et conduit une voiture vert-bouteille pour aller aux primeurs de Bordeaux. Ou de celui qui a fait la révolution et bu à la fontaine de jouvence parce qu'il s'est tapé quatre verres de vin gazeux et trouble dans un bar naturiste. On en revient à la fameuse "critique sociale du jugement", mais dans sa version la plus bas-de-gamme.


D'accord, je n'ai pas nécessairement envie de boire de Tariquet (en revanche, leurs vieux armagnacs…) ou de Mouton-Cadet, mais dois-je pour autant pourrir ceux qui s'en délectent? Éternel débat: Marc Lévy ou la collection Harlequin font-ils avancer la cause de la littérature? En tout cas, ils contribuent à perpétuer le geste de tourner les pages.
Cet effort de tolérance ne doit pas non plus nous faire sombrer dans le populisme pinardier. De ce populisme, qui veut faire table rase du passé avec la délicatesse d'un SA pénétrant, après avoir défoncé la vitrine, dans une librairie berlinoise, d'un garde rouge traquant les intellectuels à lunettes.  Méfions-nous des révolutions culturelles, de ceux qui veulent brûler les livres faute de savoir lire.


Dommage pour ceux qui y voient de l'élitisme (surtout avec ces vins dont les prix sont encore ridiculement bas). Alors que l'égalitarisme forcené devient une religion aussi bête que les autres, que le nivellement par le bas (phantasme de dominant inquiet) est institutionnalisé, j'aime le vieux message de ses bouteilles-là. Dans leur culte de la différence, elles nous rappellent que le vin est autre chose qu'une simple boisson, qu'il nous chante son identité, sa civilisation et nous enseigne un chemin modeste, parfois ingrat, toujours joyeux, dont chaque pas est une découverte. Pour la gastronomie, ou la méditation, elles nous font accéder aux grades supérieurs de la complexité. Et peut-être même font-elles fuir les cons, qui toujours sont ceux qui ne veulent pas apprendre.




* De vin orange, vous en rencontrerez un, primitif, ici.
** Le goût d'un autre, le goût des autres, vieux thème que j'évoquais dans cette chronique de 2012, thème repris ici par le caviste parisien Philippe Cuq (relis-toi Philippe, c'est intéressant).
*** Le célèbre publicitaire (qui passa son enfance à Perpignan) avait, dans les années 90, orchestré la campagne des vins doux du Roussillon. Peut-être pas un des plus grands succès de sa carrière. Comme souvent d'ailleurs quand les grands publicitaires se mêlent de vin, un milieu un peu étanche aux codes de la réclame classique, comme le rappelait cette chronique.
**** On m'objectera que le vin jaune, lui, n'est pas muté. C'est exact. Mais, à l'aveugle, on en a vu facilement se méprendre. J'ajoute, ça concerne les finos espagnols, qu'il en existe de non-mutés, tel ce Gran Barquero que j'aime d'amour, au moins autant que lui aime le cochon.
***** La soupe du Roussillon.
****** Je vous invite vraiment à partir à leur rencontre. De Danjou-Banessy à La Tourasse (un des petits nouveaux) en passant par Joseph Parcé et tant d'autres, ils sont désormais réunis en association. Plus d'informations au bout de ce lien.



Commentaires

  1. Respect ! Du grand Pousson . Presque du Céline ... Continuez, merci

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