Moins de chefs, plus de cuisiniers !


Je crois franchement que je n'aime plus aller au restaurant. Que ça me gonfle profondément.
D'abord pour ce qu'on y mange la plupart du temps: quand ce n'est pas du poison industriel d'origine incontrôlée (cf. le tartare aux couteaux à base de minerai de viande de Davigel), il y a de grandes chances que ça provienne du pousse-caddie, et qu'on vous camoufle ça sous de la poudre de perlimpinpin.
Ensuite, autre cas de figure, pour ce qu'on y boit. Ou plutôt pour ce qu'on n'y boit pas parce qu'on a davantage envie de commander une bibine ou des l'eau à bulles que du vin.
Enfin et surtout, si par miracle il y a à manger et à boire, il faut alors se prosterner devant le dieu vivant du sublime temple dans lequel nous avons eu la chance de pénétrer, lui lécher le cul pendant trois plombes, crier au génie, afin de le remercier de nous arroser un peu de sa divine lumière en daignant nous faire l'honneur inouï de nous donner à becqueter. Je veux parler du Chef (avec au moins une majuscule, comme les fonds en poudre gastronomiques Nestlé), celui qui, peu à peu, armé de sa paire de ciseaux, de sa sonde thermique et de son catalogue Métro a, à mon grand dam, remplacé le cuisinier.
Bref, j'aime trop manger, du pur, du vrai, du beau, pour tomber dans ce genre de scenarii-catastrophe.


Il faut que je vous parle du cadre de cette méditation. Un ciel comme seul l'hiver peut nous en offrir, dense, profond. Un vent du Nord sans lequel il aurait fait trop chaud pour un dimanche de décembre. L'odeur des reliefs de la marée (le poisson pas le phénomène mécanique, nous sommes en Méditerranée), les teintes vives, tranchantes de bateaux à l'accent parfois andalou, des filets, des bouées…
C'était une petite promenade digestive au sortir justement d'un bon repas au restaurant. À Vilanova i La Geltrú, à cinquante kilomètres au Sud de Barcelone. Vilanova, je vous ai déjà parlé de son marché, revendique le titre de premier port de pêche de Catalogne, devant Palamós, Rosas ou Sant Carles de la Ràpita. La Confraria de Pescadors y débarque chaque année plus de trois mille cinq cents tonnes de poisson et de crustacés. Car une des spécialités du cru, c'est la précieuse gamba roja, ce trésor pour gastronome averti que l'on dévore de la tête à la queue.
À l'entrée du port de pêche, juste avant le rade des marins, est installé l'important laboratoire scientifique de mon pote le professeur Michel André, l'homme qui parle de rugby à "l'oreille des dauphins", un de ces super-héros qui, loin de projecteurs médiatiques et du blabla bien-pensant, étudient le bordel planétaire que nous foutons dans les océans et tentent d'y trouver des remèdes. Tenez, lisez, pendant que je vous emmène voir les bateaux.


Belle promenade, non? Juste le temps de digérer ce déjeuner pris dans une des vieilles maison de Vilanova i La Geltrú, Peixerot, installé depuis presque un siècle à deux ou trois cents mètres du port. Un endroit qui me fait penser, en moins huppé, au célèbre Hispània d'Arenys de Mar.
Comme vous vous en doutez, il s'agit d'un restaurant de poisson, c'est d'ailleurs un des premiers trucs qui vous accueille, le poisson. Luisant, sur la glace, à l'entrée, prêt à être jeté dans la friture, passé à la plantxa ou mis au four, comme le veut la tradition espagnole.


À Peixerot, pas de mariconadas, d'espumas et d'esferificaciones bidon. Ici, on cuisine. Bien sûr, on se dégourdit avec le pica-pica du moment: quelques rougets, des croquetas de la mer (délicieuses), du poulpe frais, mais ensuite, outre le poisson du jour, on commande de vrais plats. Riz noir, fideua, paella, sarsuela, suquet, all cremat de lotte, bouillabaisse au homard ou aux langoustines…
Rien n'est réinterprété, déstructuré, modernisé. En prime, pas de service à l'assiette, on découpe, on partage. Le poisson arrive entier, le riz dans sa poêle, et les portions ne sont pas chiches pour faire riche.


Comme il se doit, la salle est bondée, toutes générations, toutes nationalités mélangées, les familles réservent des tables de vingt, ça virevolte, ça parle fort, et l'ambiance ne ressemble pas à celle d'un funérarium. Il est vrai qu'on se régale, aucun de ces arômes outrés, synthétiques, caricaturaux*, de la cuisine chimique (ce qui décevrait sûrement des foodistes élevés au Nutella/Caca-Cola). Juste le goût de la mer, dans sa simplicité, au plus près, sans maniérisme ni affectation.
Et le chef, à propos? Qui est-ce? Eh bien, je n'en ai pas la moindre idée parce qu'il est à sa place, aux fourneaux, à la flamme, en train de faire son job plutôt que de parader. Merci à lui en tout cas pour le mal qu'il s'est donné. Et pour continuer à faire vivre ces plats sans fard, qui rendent un juste hommage aux pêcheurs d'en face.


Moins de chefs, plus de cuisiniers**, c'est le leitmotiv! Le retour aux fourneaux, ce pourrait être mon exigence pour 2015. Pas pour en dégoûter les autres, simplement une bonne résolution personnelle de début d'année: en finir avec le maniérisme du service à l'assiette, larguer la déco, remettre les cocottes et les plats sur la table, définitivement tourner le dos à la cuisine-paillettes, à la cuisine-branlette, tellement surfaite, horriblement coûteuse (en personnel, pas en produit) et qui en plus m'emmerde. Ne plus déroger à la règle, rester naturel. Arrêter de chipoter, de picorer, préférer manger, se nourrir. Arrêter d'être pris pour un con. Et renouer avec les "repas sans histoire".





* Il me semble parfois qu'avec l'arrivée dans les cuisines de restaurant de toute la panoplie d'arômes de synthèse fabriqués par l'industrie chimique, la gastronomie prend le virage qui a été celui de la parfumerie il y a vingt ans quand les jus d'usine ont pris le dessus sur les fragrances naturelles. Vous pouvez à cet égard relire cette chronique sur la regrettée Annick Goutal.
** Plus de sommeliers aussi, pas des crétins qui masquent leur ignorance derrière trente étiquettes à la mode ou vingt grands crus pour maison de retraite.
À propos, là, à Peixerot, nous avons bu simple et efficace: un rioja de base à 17€, Viña Salceda, deux bouteilles. La Rioja, quand vous ne savez pas quoi choisir sur une carte espagnole, en général, ça vous sauve.

Commentaires

  1. Vincent, ça fait plus de 20 ans qu'on utilise les synthétiques en parfumerie, je pourrais t'en parler des heures...mais là n'est pas le sujet! J'ai vu que tu avais un p'tit coup de mou et pensais que tu n'irais plus au resto, malheureux...mais non, ça va, c'est la fatigue d'après les fêtes, non?! Bravo pour ton expression "moins de chefs plus de cuisiniers", j'applaudis ! Bonne année Mr Pousson !

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  2. Enfin! il y en a un qui le dit haut et fort ?! je fais référence à la première partie de l'article. Cela fait depuis longtemps que je dénonce (je suis un ancien du métier) le fait que l'on donne beaucoup trop d'importance aux Chefs, qui ne sont à proprement parlé que des prestataires de service. A ce titre donc, au même point que les banquiers et assureurs, il n'est pas normal qu'un prestataire de service ait plus d'importance que le client qui honore sa table et le fait vivre, il ne faut tout de même pas inverser les rôles. Qu'en comité interne nous nous congratulions, c'est une nécessité, mais de là à mettre sur un piédestal (ce à grand cou de pubs) des chefs qui parfois ne travaillent même plus dans leur cuisine mais donnent simplement des ordres dans le meilleur des cas.... bon nombre de Grands Chefs étoilés vivent mieux en "offrant" leurs services à des groupes agro-alimentaires, à mes yeux il ne faut avoir aucune dignité pour se rabaisser à cela. Certes la concurrence est féroce dans le milieu, mais de là à tenir le même discours en travaillant 2 produits que somme toute tout oppose, il y a encore des couillons pour cautionner ce merchandising. J'irai donc faire un tour du côté de Barcelone afin de goûter aux choses simples mais authentiques : "moins de chefs, plus de cuisiniers" ça me ravie amplement comme expression.

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