Relire Jules Chauvet.


Je me souviens de mon premier contact avec la parole de Jules Chauvet, l'étrange négociant du Beaujolais. C'était dans les années 90, grâce à Jean Laforgue. Pas le Jean Laforgue qui arrangea les mémoires de Casanova, que non! Jean, l'éditeur bordelais de La Presqu'île, qui fut entre autres l'âme de la librairie Mollat. Amoureux du vin (j'ai encore en mémoire la vieille cave bordélique de son château d'où le Pont d'Aquitaine se prend pour le Golden Gate Bridge), il n'en a jamais été un amoureux platonique d'où son attirance pour des crus sains de corps et d'esprit. C'est ainsi que par l'intermédiaire d'un autre franc-buveur, le courtier parisien Jean-Christophe Piquet-Boisson, il s'était lié avec Jacques Néauport, le "dépositaire" de la pensée de Jules Chauvet. Et avait édité en 1998, s'attirant les foudres de quelques "situationnistes" (l'expression est de lui), ses Tribulations d'un amateur de vin, un des premiers ouvrages évoquant de l'intérieur le naturisme pinardier. Ce livre vivant, enlevé était d'ailleurs passé relativement inaperçu; il faut dire que beaucoup de ceux qui se sont greenwashés depuis suçaient encore à l'époque la roue de Parker…


Un autre Girondin fut épris peu après de la parole de Chauvet: François des Lignéris. Je me souviens qu'il avait une ou deux piles de bouquins du négociant de La Chapelle-de-Guinchay, les couvertures blanches de Jean-Paul Rocher, dans son bureau de Soutard. Il m'en avait d'ailleurs offert un exemplaire, je ne sais plus si c'était Vin à la carte ou Le vin en question.
Il se dégageait plus encore que du calme, de la sérénité, une sorte de douceur des écrits de Jules Chauvet. Tout le contraire de quelqu'un qui vocifère, juste un auteur qui nous expliquait tranquillement son approche du vin:
"Déguster c'est comparer, c'est donc, à la base connaître. Pour connaître il faut multiplier ses investigations en observant, en notant ses impressions. Mais il faut savoir aussi que nos sens sont imparfaits, et que pour les rendre fidèles, la volonté, l'attention sont indispensables. Le temps aidant, car l'expérience est longue, la dégustation réfléchie procure au dégustateur, s'il porte en lui l'amour du Beau, du Vrai et du Vin, la joie profonde de pénétrer dans ce domaine où la nature se plaît à concentrer son génie."


Autant il encourageait les vignerons à cultiver plus naturellement et à intervenir plus finement, plus intelligemment, à faire confiance à leurs raisins et à leurs levures, autant Jules Chauvet ne se comportait pas avec les vins comme un "Témoin de Jehovah: en cas de pépin, il intervenait et ne laissait pas la Nature détruire le travail de l'Homme. Il entretenait d'ailleurs un rapport cordial avec la chimie, une science qu'il avait d'ailleurs étudiée à l'Institut de Lyon, avant de rejoindre à Berlin, en 1937, le Prix Nobel allemand Otto Harburg (avec lequel il correspondra longuement).
Face au vin, il avait l'humilité du chercheur, de l'expérimentateur. Il doutait. D'un doute scientifique et quelque peu religieux.
Je ne sais pas pourquoi mais cette cette quête me remet en mémoire, en creux, cette rodomontade d'un vigneron d'un village connu du Roussillon, lors d'un dîner récent: très fier de lui, il nous expliquait qu'il ne faisait pas de prélèvements et d'analyses avant vendanges dans ses vignes: "j'ai autre chose à foutre". Son vin, servi plus tard dans la soirée, se révéla imbuvable et finit à l'évier.


"Le vin, c'est du parfum, pas de l'alcool!" Jules Chauvet était fasciné par les odeurs, les parfums, les arômes. On dit qu'il s'entourait de roses. Je ne pense pas qu'il aurait trouvé épatant certains nez d'aujourd'hui, entre serpillère et poulailler.
Cet accent mis sur l'olfactif lui a valu depuis quelques critiques comme celle de Bourguignon Jacky Rigaux, le défenseur de la minéralité: "La Revue des Vins de France, comme la majorité des critiques, sommeliers, œnologues, consommateurs, s’est laissée entraîner dans le primat du nez, mis sur orbite par Jules Chauvet, largement popularisé par l’ouvrage-objet de Jean Lenoir, Le Nez du vin (54 petits flacons permettant au lecteur de s’exercer à la reconnaissance des arômes essentiels) et rationalisé par les tenants de l’analyse sensorielle qui fait le bonheur de l’industrie agroalimentaire." Et de citer Henri Jayer: "le vin n’est pas fait pour être reniflé, il est fait pour être bu", seule clef selon Rigaux pour ressentir (ou pas) sa minéralité.
Nulle œuvre n'est parfaite, beaucoup de choses ont changé depuis Chauvet. La connaissance du vin, épaulée par la technique, a progressé, mais il nous reste cette sensibilité, cette science poétique du monsieur du Beaujolais qui demeurent, au travers des textes et des témoignages , son plus beau legs. Tiens, juste cette phrase, à la fin de sa vie: "je vais bientôt mourir, et je ne connais rien au vin". Oui, il faut relire Chauvet.




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