Le vigneron qui n'aimait pas le vin.


À l'époque, Bordeaux ne faisait pas de manières. Vous me direz qu'il existe encore aujourd'hui des centaines de personnes dans le vignoble girondin qui ne croient pas que le Roi est leur cousin; ne nous laissons pas abuser par les (mauvaises) manières d'une minorité. Nous étions à Pauillac, à l'entrée sud de Pauillac, au bord de cette départementale n°2 désormais milliardaire en raisin. À Cordeillan-Bages, jeune restaurant-vigneron où l'agneau de lait régnait en maître, où les dragées d'ail qui l'escortaient se suçotaient avec les doigts. C'était un déjeuner en tête-à-tête, avec Jean-Michel Cazes; nous ne devions pas spécialement parler de vin mais plutôt du pays de nos ancêtres, l'Ariège, le Couserans, de ces pauvres types, de ces montagnols du Sud auxquels la faim fit descendre Garonne comme les graviers pyrénéens qu'ils étaient. Jean-Michel Cazes était déjà un monsieur, je crois en fait qu'il a toujours été un monsieur.


Je me souviens d'un moment précis au début du repas. Gentiment, il me tend la carte des vins, très médoquine, évidemment (même si à l'époque déjà, il avait compris la nécessité de prouver par la diversité son universalité). En fait, je le laisse choisir, et il commande une bouteille d'un vin encore un peu jeune, Pichon-Comtesse 82. Moi aussi encore un peu jeune sur le coup, je l'interroge, m'étonne du fait qu'il choisisse ce cru alors qu'il vient de prendre les rênes de son éternel concurrent et voisin d'en face, Pichon-Baron. Alors, il m'explique: " si je commande mon vin, il y a deux cas de figure; je le goûte bien, alors je serai obligé de me taire pour ne pas passer pour un fanfaron, ce sera frustrant; je le goûte mal, je serai mécontent; dans les deux cas, nous passerons un mauvais déjeuner. Là, nous nous détendons". Effectivement, le Pichon-Comtesse 82 est comme à chaque fois suave dans sa douceur solaire, l'agneau de Pauillac est parfait, l'ail aussi, gorgé de jus.


Si l'histoire de ce Pichon-Comtesse m'a marqué, c'est parce que c'était, c'est d'abord une leçon d'élégance: "traverser la route", la rue ou le chemin, dans le monde du vin, on a toujours un peu de mal. Et, me semble-t-il, en France encore plus qu'ailleurs. Du coup, généralement, on ronronne, on s'endort sur ses lauriers (ou sa médiocrité). En cela, l'histoire du Pichon-Comtesse de Cordeillan-Bages rejoint le propos de ma chronique de vendredi dernier sur Sancerre et l'amour de la famille Vacheron pour le vin, n'y revenons pas.
Mais cette chronique justement m'a remis devant les yeux, m'a redessiné le portrait en creux de ces gens qui font métier du vin mais qui finalement ne l'aiment pas. C'est le paresseux, l'expéditif qui noie sa terre au glyphosate (comme sur la photo du bas qui je vous l'assure à moins de 15 jours!), oubliant que des raisins qui en naîtront, on fabriquera un vin que des humains (lui peut-être?) ingurgiteront. C'est ce propriétaire d'une appellation huppée qui, comme son père et son grand-père, ne boit que le vin de son domaine. C'est ce bodeguero espagnol pressé de reboucher ses bouteilles de dégustation pour aller se taper une binouze ou un gin-tonic. C'est le viticulteur kolkhozien dont le seul horizon liquide, hormis le jaune, est ce cubi de "buvette" qui garnit ses Duralex.
Aucun d'entre eux n'a jamais mis les pieds chez un caviste, aucun d'entre eux d'ailleurs n'a de cave*; les bistrots à vin, les zincs pinardiers leurs sont étrangers, ils évitent aussi les sommeliers (leur préférant souvent les concessionnaires automobiles…), les bouteilles, c'est du boulot. Certes, ils "aiment" le vin, mais sans amour, quantitativement, au kilo, au litre, sans vraiment s'y intéresser. Parce qu'on l'a sous la main. Par habitude. Comme les vieux couples.


Attention, je ne fais pas ma sucrée! Je ne crache pas sur deux ou trois pichets tirés d'un Bag-In-Box bien fichu (ça fait d'ailleurs une éternité que je dois vous donner quelques uns de mes tuyaux en la matière). Et il m'est arrivé plus souvent qu'à mon tour de me taper, dans des double-litrons de Banga**, des jus non-identifiés (ou presque), tout juste tirés de la cuve. Tout ça pour dire que la quantité ne me dérange pas, les bacchanales non plus, j'aime l'ivresse, mais j'aime aussi, davantage peut-être, le chemin qui y conduit. Tant qu'à faire, quitte à sacrifier à ce XIXe littéraire qui ne me plaît pas plus que ça, mieux vaut chevaucher avec Baudelaire sur les ailes du vin que de prendre un coup d'Assommoir.
Bref, je n'arrive pas à comprendre, quand on en fait profession, qu'on n'ait pas la curiosité, le désir, le plaisir de s'intéresser à la diversité de l'univers du vin, au goût, aux plaisirs du goût. Qu'on ne s'y investisse pas, que l'on reste tiède, distant, lointain. Pour reprendre l'accroche d'une étiquette de Pascal Simonutti*** , je n'arrive pas à me résoudre à l'idée qu'on "s'en batte les couilles", et que méprisant ce qu'on fait, on méprise finalement ceux auxquels on donne à boire. Je ne vois pas à terme comment ça ne peut pas se sentir dans le produit. J'y vois même une certaine forme de misère intellectuelle.
Donc, oui, j'en suis désormais persuadé, on devrait toujours se méfier du vigneron qui n'aime pas le vin, ça signifie juste qu'il n'est pas un vigneron.






* Excluons bien sûr de ce prototype, le vigneron en détresse financière, et, contrairement aux idées reçues, ça existe.
** Je me souviens d'ailleurs d'une histoire cocasse qui remonte à 2004 ou 2005; nous "bricolions" avec un grand vigneron du Minervois; une vie simple faite de cochons tués à la ferme, de légumes du potager et de vin à la tireuse. Un midi, alors que nous arrivions de la cave, débarque de Toulouse, dans sa voiture pétaradante, un de ces mondainvineux qui font toujours bien marrer dans le vignoble. Sans façon, nous lui proposons de partager notre pitance. Trop content, il accepte, mais s'offusque devant les deux magnums en plastique qui ornent la table: le monsieur veut de la boutanche, de la vraie, du bouché! On lui propose de goûter, il y consent du bout des lèvres, faisant la grimace devant la nudité de ce jus de cuve frétillant de jeunesse. Je ne sais pas si nous lui avons finalement dit ce que contenaient les magnums, deux des meilleurs crus du domaine, dont il raffolait à l'époque…
*** Pas de doute, en revanche, ce vigneron ligérien installé à Mesland, lui, aime le vin, sous toutes ses formes, y compris parfois un peu rock'n' roll. Pour ce qui est de la photo de la bouteille d'On s'en bat les couilles, elle est d'Antonin Iommi-Amunategui. Et, tant qu'on y est, entre les costumes de Donald Cardwell et les décors de Roger Hart, la sublime bacchanale pré-rabelaisienne, La Bacchanale au Silène, visible au Louvre, est du grand Andrea Mantegna.





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