La Mer ne vieillit pas.


C'est un grand et beau voyage. On peut le faire en omnibus, en TER comme on dit de nos jours, mais le TGV n'est pas mal non plus, pourvu que vous preniez place à l'étage. Il vous en coûtera onze euros cinquante*, vingt-et-un au pire, et quarante-trois minutes de votre temps. On peut aussi envisager de doubler la mise, plonger dans les délices de l'aller-retour.
Rendez-vous en fin d'après-midi, à la gare de Narbonne. Ambiance soleil couchant, pas tout à fait. À vous de voir suivant la saison. Car c'est un voyage que l'on peut faire toute l'année, quelle que soit la météo ; je l'ai expérimenté récemment sous un ciel de plomb, me frayant un passage au milieu d'une eau gris acier aux “reflets d'argent”. Mais, ne rêvez pas, dans ce pays où l'ombre est un luxe, c'est une rareté. Généralement, plus de cent cinquante jours par an, le ciel du Levant (car vous prendrez place à l'est du wagon, sur le côté gauche par rapport au sens de la marche) sera limpide quand vous naviguerez. “Bergère d'Azur, infinie…”


Évidemment, ce grand et beau voyage nécessite une bande-son (que les plus perspicaces ont déjà repérée). Elle n'est pas de première jeunesse, quoique. Soixante-dix ans au compteur cette année, écrite en quarante-trois, oubliée dans un tiroir et publiée trois ans plus tard, “ce n'est pas assez swing” avait-on dit à l'auteur.
“Prenez garde à la fermeture automatique des portes, attention au départ !” Playlist, donc, La mer, Charles Trénet. Justement, maintenant que le convoi a démarré, dépêchez-vous de tourner la tête sur votre droite. Là, en contrebas de la voie ferrée, au numéro treize de la rue qui désormais porte son nom se dresse une bâtisse de trois étages émergeant de vieux ateliers blancs : la maison natale de Charles Trénet.


C'est dans ce train qui file vers le Sud, sur cette ligne entre terre et mer que le Fou chantant conçut, inventa une chanson qui, malgré son “manque de swing” fit le tour du Monde. En français bien sûr, créée par l'auteur lui-même, reprise par tant d'autres, jusqu'à Dalida ou Julio Iglesias, sans paroles même, manouche, grâce à Django Reinhardt, saluée “le long, le long, le long des golfes pas très clairs” par Bashung. On en compte aujourd'hui près de quatre mille interprétations différentes** jusqu'à la très américaine Beyond the Sea, lancée par Trénet lors de sa tournée outre-Atlantique de mille-neuf-cent-quarante-six, popularisée par Bobby Darin, Georges Benson ou Robbie Williams, une version qui, comme l'originale, a rythmé tant de films dont elle fut ou intégra le soundtrack.


Mais revenons-en à notre road movie audois***. Le train, déjà, a fui la banlieue narbonnaise, glisse sur les ondoiements du Quatourze dont on raconte que ce fut le tout premier vignoble gallo-romain. Et, passé Mandirac, son bras de canal qui file vers le large, l'eau vous envahit. “Voyez, près des étangs, ces grands roseaux mouillés, voyez ces oiseaux blancs, et ces maisons rouillées…”
La voie semble avoir disparu. Vers Sainte-Lucie, au Charlot, le train est une anguille qui fend l'eau salée. Tout se confond, la bande-son, la mer, les lagunes, les îles, les Corbières qui, symétriquement, délimitent le ponant de leur masse violette. Arrive Port-La-Nouvelle, et ses lourds bateaux qui s'en vont “just beyond the sea” jusqu'à des Amériques étranges où, comme dans la chanson, leurs amours perdues “les attendent dans des sables dorés”.




* Le tarif d'un billet SNCF Narbonne-Perpignan.
** Et encore, là, je ne compte pas les innombrables versions "cover" où, avec la complicité de YouTube, des Mimiles la massacre allègrement, à la guitare country ou même à l'ukulélé. Tiens, régalez-vous, ici ou . Je suis cool, je vous épargne l'orgue Bomtempi
*** Dans un autre style, il est impératif d'ajouter à cette bande-son (pourquoi pas au retour?) quelques morceaux d'un “héritier” audois contemporain du Fou chantant, mon pote Renaud Papillon Paravel (ci-dessous) qui a notamment écrit La plus belle chanson de tout l'étang. Achetez ses disques!


PS: ce texte fait partie d'une série de portraits informels de chers disparus (Trénet, Monfreid, Delteil) que j'ai écrits pour Les Cahiers du Patrimoine consacrés au département de l'Aude et que vient de mettre en kiosque Milan Presse.

Commentaires

  1. Et ce voyage, que nous faisons régulièrement, au moins en partie (Christine à son bureau à La Franqui !), ne te mène jamais à Corneilla !
    Maintenant, plutôt que de voyager en Golf claire, tu pourrais choisir une Daimler d'azur, infinie bien sûr!

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