'World's 50 best Restaurants' : le détail qui tue.


On raconte* que le sulfureux Paul Léautaud était capable de refermer un livre, immédiatement après l'avoir ouvert, juste parce qu'il y avait vu un détail qui a ses yeux discréditait l'ensemble de l'ouvrage. On peut trouver ça brutal, injuste. Que voulez-vous? C'était son métier de critique, et sa façon à lui de le pratiquer. Dans un autre domaine, je me souviens d'un vigneron avec lequel je participais à des assemblages, nous avions devant nous une kyrielle d'échantillons, juste tirés de cuve, et comme je m'attardais un peu trop à son goût sur un des jus, il me gronda en disant "plus vite! Un coup de nez, la bouche! Au jugé, à l'instinct!"
Il ne s'agit pas bien sûr de faire l'apologie du jugement à l'emporte-pièce, mais je pense qu'il y a parfois des choses qui sautent aux yeux (ou au nez), des détails rédhibitoires qui révèlent, qui trahissent la faiblesse de l'ensemble. Ce détail, au delà de tout un tas de raisons plus fouillées évoquées par ailleurs, il m'est apparu dans sa lumineuse nudité, hier soir en lisant l'intégralité du classement du World 50 best Restaurants.


S'il ne fallait qu'un détail, une raison, une évidence, pour "refermer le livre", et discréditer définitivement cette pantalonnade sauce anglaise, c'est dans les profondeurs du classement qu'il faudrait la chercher. À la soixante-dix-septième place, très précisément. C'est loin me direz-vous! Mais pas vraiment en mauvaise compagnie, puisqu'intercalé entre Bras père et fils (69e), le St. John de mon fantasque camarade Trevor Gulliver (71e) et Alain Ducasse (79e et 96e), Les Amis (81e), L'Hôtel de Ville de Crissier (88e) et la Maison Troisgros (94e). Nous sommes encore là, même selon les critères un peu flous de ce jury aux contours et à la méthodologie eux aussi un peu flous, parmi les cent "meilleurs restaurants du Monde". Ce n'est pas rien!
Et qui trouve-t-on à cette soixante-dix-septième place? C'est un restaurant européen, espagnol, barcelonais, que, j'espère, vous reconnaitrez à sa décoration, aux quelques photos qui précédaient**. Et à son enseigne ci-dessous.


Ce restaurant, ou plutôt cette mangeoire, c'est Tickets, l'affaire montée par les frères Adrià et leurs associés. J'ai déjà écris ici tout le mal gustatif et philosophique que je pensais de ce truc sous le titre volontairement provocateur Le plus mauvais restaurant de Barcelone. Si vous voulez en savoir plus, allez le lire, je n'y reviendrai pas.
Mais, je poste juste la question: comment peut-on, si l'on a un tant soit peu de respect pour la chose gastronomique, faire entrer ce panégyrique de la merde liquide et solide dans un classement sensé célébrer l'excellence, sensé consacrer les "meilleurs restaurants" du Monde? Vous voyez, ce n'est même pas de goût dont je parle, juste de symboles. Les plus puissants symboles de la destruction de la culture alimentaire, dont cet endroit, qui a vendu son âme (même si ce mot n'a pas sa place ici) au Diable de la malbouffe, orne ses salles. De Coca-Cola, de hamburgers en plastique et publicité pour la bière industrielle. Faire figurer cette horreur entre les Bras, Ducasse, Violier et Troigros relève de la forfaiture. De la trahison.


Et tant pis si sur le coup, je manque d'humour. Si je ne pare pas mon propos de cette insignifiante (insoutenable) légèreté de ceux qui se rêvent en nouveaux maîtres du Mondogastro. Au delà de toute théorie complotiste (le complotisme est contraire à ma religion…), il me semble bien entrevoir la logique de groupes comme Nestlé qui sponsorise cette foutaise. Je comprends que ce sera un vrai soulagement pour toutes les multinationales chimico-alimentaires de débarrasser la gastronomie des produits artisanaux, paysans, de la "laver" du terroir, d'éradiquer en elle tout ce qui n'est pas fabriquées dans leurs usines. Quelle merveille, en plus, de laisser faire le boulot à d'autres, à des jurys fantoches, suffisamment hétéroclites pour être perméables au lobbying. Pour qu'enfin disparaisse ce référentiel du goût simple et pur des nourritures vraies, non homologuées, non normalisées. Pour qu'enfin se taise la petite musique que ne jouent plus ici et là, tels des solistes oubliés, que de minuscules mélomanes des fourneaux, dinosaures de l'amour de la Nature et du respect de la Terre. Anachroniques, oubliés du buzz et des cocottes mondaines. Naufragés de ce qu'on veut nous vendre comme la Modernité mais qui n'est autre que la vieille et pitoyable rumeur de ceux qui vont à la soupe. Et ça, pour moi, c'est le détail qui tue. Non, pardon, c'est tout sauf un détail. Et je ne vois pas comment ne pas définitivement "refermer le livre.'




* C'est Courtine, le critique gastronomique, qui rapporte ce trait de caractère de Léautaud lors d'une interview en compagnie d'Alain Chapel, à Apostrophes. J'en ai retrouvé une trace dans l'ouvrage Envois et Dédicaces où l'écrivain referme ainsi l'ouvrage d'un jeune auteur à cause d'une dédicace jugée innoportune.
** Toutes authentiques, du hamburger en plastique aux avions en boîtes de Coca-Cola, prises lors de mes deux visites à cet établissement.

Commentaires

  1. il y a un critère indiscutable qui permet de vérifier le sérieux de ce classement: les clients doivent attraper une diarrhée verte (plus de 50 clients malades est un signe de la qualité du restaurant) el bulli, fat duck et noma ont réussi haut la main ce prodige, il suffir d'attendre

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  2. Heureusement que la "crise" ** en Espagne a forcé certains restaurateurs à réfléchir sur leur futur: ils sont revenus à l'essence même de leur métier: restaurer. Mon ami Juan du bar Aleluya de Xalo propose les meilleures berenjenas du monde: celles de son jardin, et sa paella de légumes a le meilleur "sucquet" de la région. Et avec tout le respect que je lui doit, l'Uevo d'Oro mangé chez Quique Dacosta ne surpassait pas en "goûtosité" ceux que j'ai dégustés à la plancha dans un bar de Nijar.
    **la crise? quelle crise?? sur plus de 3000 kilomètres effectués l'été passé en Castille, Estramadoure et Andalousie,, je n'ai jamais autant croisé de 4x4 et de voitures de luxe provenant d'Espagne !!
    Losreyes

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    1. Que la Crise, tout choses égales par ailleurs, puisse avoir du bon en amenant certains Espagnols à réfléchir, notamment sur les folies dispendieuses des années la précédant, c'est une éventualité, pas une certitude.
      Quant aux voitures de luxe, trois hypothèses: des vestiges d'avant la Crise (ça se voit aux plaques), des véhicules de fonction, Audi ou Mercedes (très prisés chez les caciques régionaux, de Catalogne en Castille) ou le signe évident que cette Crise achève de structurer la société espagnole de façon sud-américaine…

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