Classique, initiatique, jusqu'au surréalisme.


La République est une gueuse. Sale, bruyante, défoncée. Il faut vite s'en extraire, s'échapper. Il y fait d'ailleurs, quand nous y débarquons avant hier, un froid de gueux; quelques flocons gelés, même pas ramollis par les pots d'échappement, nous y accueillent, finissant de nous expliquer que le printemps ne viendra pas au rendez-vous. Dans ce fatras, il n'y a plus d'horizon, juste un ciel de plomb.
Pourtant la solution existe. Par le mouvement. De cette République immobilisée par les chantiers inachevés, il faut filer vers l'avenue éponyme. Simple comme bonjour. Le bruit angoissant des marteau-piqueurs se calme peu à peu. Vous tournez rapidement, mais légèrement, à droite, voici une plage ensoleillée (je vous le promets, il y a bien du sable sous les pavés du trottoir), nous sommes à Malte. Rue de Malte. Au numéro soixante-deux.


Là, face à cette devanture orange et noire, on comprend vite que ce n'est pas de politique, ni même d'idées ou de concepts à la mode dont il est question, mais de cuisine. Sans tambours ni trompettes. De cuisine où les chefs ne font pas risette à la télé, passent plus de temps chez le coiffeur qu'au marché. D'ailleurs, même les cartes de la vitrine restent muettes. Pas de menu, de formule, de suggestion du jour. La porte est verrouillée. Frappez et l'on vous ouvrira. À condition toutefois que vous vous soyez annoncé, que le téléphone (modèle PTT, 1970) ne vous ait pas blackboulé.


Car cet endroit est un temple. La première fois, vous y pénétrez la gorge nouée. Comme pour une initiation. Je vous assure pourtant qu'à aucun moment vous n'y concevrez la moindre amertume. Après une courte attente, des secondes qui semble des heures, et ce que j'ai compris ensuite comme un ultime délai de réflexion, une clef tourne dans la serrure. Un homme en blanc vous accueille. Grave. Murs sombres, dépouillés. Le lieu est propice à la rédaction d'un testament philosophique. Dans le mien, je parlerai de la vanité d'une certaine cuisine, du paraître, du fait de ne plus vivre que dans le regard de l'autre. Derrière vous, la porte s'est déjà refermée à clef. Vous êtes seul, l'homme en blanc est déjà reparti, vous laissant à vos pensées, après vous avoir fait comprendre que c'est ici qu'était votre place.


La première chose qu'il vous faut faire, après vous être débarrassé de vos habits d'extérieur, lourds comme des métaux, c'est de vous relaxer. Le bruit de la République s'est éteint. On sent sa présence, mais sans le tumulte. Vous êtes assis dans ce cabinet de réflexion d'acajou aux banquettes de velours vert amande et l'homme en blanc revient. Je ne sais plus comment il engage le dialogue (tout ce qui va suivre ne sera qu'un dialogue entre lui et vous) mais le voila à vous parler de Raymond Roussel. Quoi, vous ne connaissez pas Raymond Roussel!?! Si vous êtes Parisien, foncez au Palais de Tokyo, vous avez jusqu'au vingt mai pour le faire. Au pire, contentez-vous du digest ci-dessous.


Raymond Roussel, il vous faut découvrir sa vie, surréaliste avant l'heure. Écrivain trop hermétique, trop original pour l'époque, il inventa une machine à lire et le camping-car. Champion de piano et de tir au pistolet (ça ne vous rappelle pas une phrase de Cartier-Bresson?), on lui attribue un théorème mathématique oublié. Ce que ne vous racontera pas, en revanche, l'expo du Palais de Tokyo (dont les guides sont d'une maigreur famélique), c'est que Raymond Roussel, né une cuillère d'argent dans la bouche, entretenait un rapport particulier à la nourriture. Une de ses manies consistait à prendre tous les repas de la journée en un seul, du petit déjeuner au dîner. C'est ce cher Jean-Marie Amat, le chef bordelais, qui m'avait parlé il y a longtemps de cette incroyable (et luxueuse) excentricité; élève d'André Guillot, cuisinier personnel de Raymond Roussel (et précurseur de la Nouvelle Cuisine), Jean-Marie Amat avait d'ailleurs réalisé un remake de cet interminable repas où se succédaient les brioches parisiennes-chocolat chaud du petit déjeuner et les entrées du déjeuner et les plats du dîner, des mets simples, toujours fondés sur des produits d'une exceptionnelle qualité, directement puisés, en limousine particulière, aux meilleurs sources de l'hexagone.
Mais, revenons rue de Malte, chez cet autre chef qui, visiblement, sait que les mains, ça sert aussi à ouvrir des livres. Le restaurant (mais peut-on encore parler de restaurant?) s'appelle Cartet.


Sitôt assis, passé le premier silence, la carte arrive. Épurée, d'un minimalisme à faire passer les scandinaveries du moment pour la couverture de Sgt. Pepper Lonely Hearts Club Band. "Elle n'a pas changé depuis trente ans" précise l'homme en blanc qui demeure à ce stade du repas notre seul interlocuteur. La sobriété des intitulés ne fait rien non plus pour stimuler l'appétit des anorexiques, aucune circonvolution, aucun rond-de-jambe stylistique. Aucune concession non plus aux lubies de la mode. Nous sommes dans une ambiance bourgeoise, début de siècle (le précédent), plutôt lyonnaise.
L'homme en blanc revient. Je fonds pour son museau vinaigrette, "en apéritif". "Ah, les zakouskis" plaisante-t-il. Derrière, nous fuyons l'excentricité du magret de canard et optons pour des "valeurs sûres" comme on dit dans les rubriques de mode: quenelle de brochet, croûte aux morilles, bœuf à la ficelle, côte de veau aux morilles.


La salle demeure silencieuse. Toujours déserte. Seule une autre table est dressée. Mais, visiblement l'office s'anime. Le bruit du fouet, on entend même quelques mots, comme des encouragements. Donc, l'homme en blanc n'est pas seul, un commis lui prêterait la main?
J'ai l'impression que les mystères, les interrogations qui entourent cette initiation à Cartet sont les éléments d'un rituel complexe qui permettent d'aborder ce déjeuner avec humilité, les sens aux aguets. Et c'est dans cet état d'esprit que j'accueille la première "épreuve": le museau vinaigrette. Cette salade, je ne sais même pas si je peux vous la raconter. A-t-on le droit de révéler ce qui se passe en loge? C'est une histoire de textures et de goût, c'est une plongée dans le souvenir, une histoire d'abondance aussi. Une quête.


Arrivent les entrées chaudes tandis qu'on "sonne à la grille du parc". Un homme seul nous salue, range son pardessus et prend place. La quenelle de brochet est un rêve, un rêve qui vous transporte à quelques centaines de kilomètres au sud de Paris. C'est un peu bête d'ailleurs ce que j'écris là: cela fait un bon moment que nous ne sommes plus à Paris mais dans un autre espace-temps. Oubliés les marteau-piqueurs de la République, finis les soucis du monde extérieur, le soixante-deux rue de Malte doit être une sorte de centre de relaxation new-age. Ma croûte aux morilles, rehaussée d'un doigt de porto, me mène par le bout du nez. La brioche jaune qui lui sert de support m'évoque les petits déjeuners de Raymond Roussel. Il faudrait vraiment que j'essaye de lire son roman Locus solus, une revue littéraire y voit un propos sur "le poids idéologique du refus du réel"; nous voila à des années-lumière des sordides contorsions de la mode que j'évoquais il y a peu, au détour de mon éloge du luxe à la française. Locus solus, le lieu unique. Et si Cartet?…


Le monsieur arrivé après nous est visiblement un habitué. Il se lève pour aller se couper un pain. Se renseigne sur la marée du jour. Un habitué, mais pas un blasé. Il accueille ce repas avec une sorte de recueillement. Ne s'émeut pas quand deux dames, que nous devinons élégantes dans le flou vaporeux du rideau qui masque la rue, viennent gratter à la porte. "Je n'ai pas d'autre réservation" tranche l'homme en blanc, elles resteront donc dans le monde extérieur.
Je me demande d'ailleurs si nous aurions bien vécu cette intrusion alors que débarquent la côte de veau aux morilles et le bœuf à la ficelle, surmonté de son canon de moelle, flanqué de sa puissante sauce marchand-de-vin. Tiens, ça me fait penser que je ne vous ai pas parlé de vin. La carte est très courte, entre vin jaune, pommard et saint-julien. Il est évident qu'on ne vient pas ici commander des bouteilles up-to-date qu'on photographiera pour les afficher ensuite sur Facebook. Ça ne nous a pas empêché de nous désaltérer d'un excellent beaujolais-village 2004 hors-circuit, prêt à boire, avant cet étincelant pommard de Gaunoux qui règne en maître sur le bœuf efface en un clin d'œil les derniers relents de l'hiver.


Dire que nous sommes repus relève de l'euphémisme. Ne voyez rien de vulgaire là-dedans, je n'ai pas de toute façon l'appétit honteux. Et je ne m'esbaudis pas non plus devant ces repas si extraordinaires qu'en sortant de table "on n'a pas l'impression d'avoir mangé…" J'aime en revanche être nourri, qui est une notion aussi charnelle qu'intellectuelle.
Pour autant, commander des desserts à cet instant relève du vice. J'y succombe avec délices, mords dans la blancheur virginale des œufs à la neige, plonge dans une crème anglaise encore tiède, mousseuse. Enfantine. Je me vautre dans le péché de gourmandise, jusqu'à l'extase.


Je fais l'impasse sur les bugnes et la mousse au chocolat. La vigueur du moka à l'italienne m'aide à reprendre mes esprits, le trente ans de chez Dupont conclut cette première tenue. Le monsieur seul demande s'il serait possible d'avoir une ou deux chouquettes, on lui cuit au moment. J'imagine la clientèle du lieu, capricieux de talent, enfants gâtés que les douceurs n'ont pas pourri. Résistants, opposants du confort intellectuel. Mes frères.
Dans les vapeurs de calvados, je médite encore un peu. Profite de ce lieu où le chant des ustensiles de cuisine remplace la musique d'ambiance, ce maudit bouche-trou sensé combler les silences de ceux qui n'ont rien à dire. Puis, l'homme en blanc, chef anonyme, solitaire (il se parle à lui-même) clôt les agapes avec ces vénérables paroles: "un repas, ce qui compte, c'est d'en sortir meilleur qu'on y est entré". "Et que dehors le monde ait changé." Il a dit.


Commentaires

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci l'Ami pour cette belle et insolite découverte dans un quartier que je croyais connaître...

      Supprimer
    2. De nada, Michel. Fais juste attention aux portions de cette authentique grand restaurant, c'est très généreux. Connaissant ton appétit, choisis entre entrée/plat ou plat-dessert.

      Supprimer
  2. C'est vrai que depuis pas mal de temps nous manquons à Paris de lieux où nous rendre en pèlerinage. Ce qui est avantageux avec ce superbe établissement, c'est qu'il n'est nul besoin de s'y rendre en procession pour y être reçu avec faste. Je vais finir par croire que ton passage est propice à l'apparition de lieux et d'événements miraculeux.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oh, c'est un vieux miracle, il a plus de soixante-dix ans!

      Supprimer
    2. Content que ça vous ait plu.... Par contre, faire l'impasse sur les bugnes ! Sacrilège ! Mais lire ça avant d'aller se faire un vieux casse dalle à la cantine : je pleure devant mon écran.....

      Supprimer
  3. Laurent Jouanne10 avril 2013 à 17:33

    Toujours de grands et beaux moments les déjeuners ou dîners chez Cartet...

    RépondreSupprimer
  4. J'y suis allee en 1978. Maintenant, faut refaire des que possible.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés