Amphores, folklore, mémoire.


"Voleur d'amphores, au fond des criques" chantait Bashung à une époque dont je ne savais pas encore qu'il m'en écrivait la bande-son, si seyante, désespérante aussi. "D'estrade en estrade, j'ai fait danser tant de malentendus, des kilomètres de vie en rose…" Entre des nuits interlopes où le mensonge pimentait les ébats sur la moquette et des journées passées à fuir la réalité, je m'étais fait expliquer par un authentique trafiquant agathois les différences entre les vraies et les fausses amphores, leur poids, leur aspect, leurs anses. Près de la peau blanche des moulins de Consuegra dont le vison me piquait le nez, nous avions admiré ces tinajas* devenues décoratives où, juste avant l'inox, les vignerons de la Mancha élaboraient leurs anciens vins, finalement pas plus mauvais que les nouveaux. "J'ai fait l'amour, j'ai fait le mort". Aliam vitam, alio mores, il n'en reste que des photos jaunies, effrontément gaies, des extraits d'un corps soit-disant offert, des sourires aussi menteurs que les nuits de la chanson de Bashung. Les "montagnes de questions", j'y ai répondu. Passons.


L'amphore, voila donc un outil que j'avais soigneusement rangé au rayons des souvenirs qu'on enterre, qu'on oublie au fond de la mer. Le passé, dépassé.
Pourtant, cet outil, l'amphore, cela fait pas mal de fois qu'on m'en reparle dans la monde du vin. Je ne vous cache pas qu'au début, j'ai eu un petit mouvement de recul: le côté reconstitution historique façon Puy-du-Fou, boudègues** hurlantes et danses en sabots, on peut aisément vivre sans. Je m'imaginais donc des vins folkloriques, orange clair pour les blancs, orange foncé pour les rouges, relevant plus de la contestation adolescente que du plaisir de boire.


Il y a bien sûr, près de chez nous les vins du Clos Romain, en Languedoc. Je dois avouer que je n'ai pas encore eu l'occasion de mettre le nez sur les grenaches, syrah, cinsaults, carignans de ce petit domaine de polyculture installé du côté de Cabrières, dans l'Hérault et qui vinifie une partie de sa production dans des amphores de terre cuite tournées dans l'Aude. Ceux, précurseurs, pas inintéressants de Philippe Viret, le professeur Nimbus de la Vallée du Rhône, à Saint-Maurice-sur-Eygues, la cuvée Dolia. Mais aussi des mondeuses de Savoie au Domaine Belluard***, du cahors, des Italiens (la grande Elisabetta Foradori au nord et l'Azienda Cos de la famille Occhipinti en Sicile), des Espagnols de Galice, des Libanais et des Autrichiens.


Évidemment, chez la plupart de ceux qui vinifient en amphore aujourd'hui, on ne peut pas vraiment parler de tradition ininterrompue. Sauf dans le pays qui passe pour le berceau mondial du vin, la Géorgie. Les historiens l'ont montré, on vinifie dans cette ancienne république soviétique depuis le néolithique; les premières traces d'élaboration y remontent à huit mille ans avant JC, on pense même que le mot "vin" est issu de la langue géorgienne!
Même pendant la période communiste aux effets économiques et viticoles désastreux, la façon ancestrale de transformer le raisin n'a guère changé dans les villages de Mtskheta-Mtianeti, la région où se situe la vallée de Mukhrani qui produit, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Tbilissi, des crus parmi les plus réputés du pays.


À Chardakhi, Iago Bitarishvili, un Géorgien aux faux airs de Vladimir Poutine (ce qui j'en conviens peut sembler paradoxal…) produit trois mille bouteilles par an d'un vin blanc sec qui doit furieusement ressembler à celui que des origines. Est-ce le meilleur du Monde? Je ne le sais pas, le goûter en tout cas est (pour reprendre le mot des publicitaires en panne de fécondité) une "expérience".
Comme au Néolithique, ce vin est produit dans d'énormes amphores de céramique enterrées. Les raisins, issus du cépage chinuri, une des cinq cents variétés autochtones, sont foulés et macèrent de trois à six mois au contact de leurs peaux, ce qui les tache, leur donnant une couleur ambrée, fauve qui les rend difficiles à confondre avec un sauvignon néo-zélandais passé au noir animal…
Le nez montre des signes d'oxydation, mais plus à l'image d'un jerez que d'un vin raté. Beaucoup de matière en bouche, sur des notes de fruits secs et de résine, on est surpris par le volume et par un côté tannique pas très courant sur un blanc. On peut voir ce Chardakhi comme vin de témoignage, un touchant voyage dans le Temps, aux origines de la viticulture, je pense qu'il y a des accords à tenter, pourquoi pas avec des viandes blanches?


Mode oblige, les essais de vinification en amphores se multiplient et se multiplieront, avec ce qu'il faudra de "détournements marketing". Jamais en retard d'une guerre, Château Pontet-Canet, à Pauillac, vient même d'en emplir une cinquantaine de neuf cent litres chacune pour tenter de trouver une alternative d'élevage à la barrique (hors bois neuf).
Pour autant, passé l'effet de nouveauté qui, par essence, ne dure qu'un temps, il va falloir trouver des vins réalisés suivant ce procédé et qui réellement, au delà de ce qui est marqué dur l'étiquette et des boniments du vendeur, convainquent à la dégustation. Eh bien, j'ai envie de dire que c'est désormais chose faite, ce jus d'amphore, intense, fin, profond, vibrant, bref, différent, j'en ai bu la semaine dernière. Et j'en aurais bu beaucoup plus si j'avais pu m'en procurer. Il s'agit d'un rouge du Jura, d'un trousseau 2011 de Bénédicte et Stéphane Tissot****. Une merveille, une dentelle, un OVNI qui résout de manière aérienne la quadrature du cercle. Le genre de vin qui, amphore ou pas, ne s'embarrasse pas de folklore, s'inscrit profondément dans la mémoire, et ne ment pas, ni la nuit, ni le jour.



*Les tinajas sont d'immenses amphores de terre cuite, héritières hispaniques des dolia romaines. Généralement fabriquées vers Albacete, à Villarobledo notamment, leur capacité, mesurée en arrobas (16,133 litres) peut (ou pouvait) atteindre quatre-vingts hectolitres. Le vin y était vinifié jusqu'à une époque récente, avant que la vague techno ne déferle sur l'Espagne. On en trouve encore souvent dans la Mancha pour marquer l'entrée des chemins des domaines viticoles.
** Sortes de cornemuses anciennes, occitanes ou catalanes (bodegues).
*** Juste un mot de l'ayze, (une AOC de Savoie) du même Domaine Belluard, Le Feu blanc 2011: un gringet qui lui n'est pas vinifié en amphores et que je ne regrette pas d'avoir re-dégusté tant sa belle vigueur tranchait avec la mollesse de l'ancien millésime (le 2006) dont j'avais parlé ici.
**** Les Tissot dont on connaissait déjà le savagnin en amphore. Pour ce qui est du trousseau, c'est un peu plus compliqué, il y en a très peu, uniquement en magnum, je suis sur la liste d'attente (hein, Olif?).



Commentaires

  1. Chacun fait comme il veut, bien sûr, mais je ne suis pas sûr qu'on puisse traiter aussi légèrement l'engagement de recherche permanente de Jean-Michel Comme et d'Alfred Tesseron à Pontet-Canet. Moi, cette démarche d'excellence m'enchante. Et chacun sait ce qu'il adviendra des amphores de Pontet-Canet si elles n'apportent pas le dixième de seconde supplémentaire en bout de ligne droite.

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  2. Bon, si l'occasion se présente, je rachèterais volontiers deux ou trois des amphores (ou cuves en terre cuite) utilisées par l'équipe de Pontet Canet. Une amphore, ça se renouvelle tous les combien ???

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