Réapprendre à ne pas cuisiner.


En fait, tout commence la veille avec le massacre d'une bécasse. On m'apporte l'assiette avec beaucoup de cérémonie. Ça se passe à Barcelone, au restaurant* (les long-becs ne sont pas interdits de sortie en Espagne). Pas ou peu de parfum, c'est étrange, d'autant que quelques rondelles de truffe (fade) ont été ajoutées (à sec) au dressage. Sans piper mot, le professionnel qui m'accompagne, un vrai Chef du Sud-Ouest sort son laguiole et soulève les bords ce l'étrange sauce/glace/jelly (?) qui colle au fond de l'assiette. La bête, jeune ma non troppo, n'a pas connu, elle, la douce violence du feu; victime d'une cuisson moderne, probablement sous-vide, à basse température, sa chair morte rappelle celle d'une mauvaise palombe. Clou du spectacle, les entrailles nous arrivent sous la forme d'une mousse aérienne, une sorte de chantilly magique, totalement aseptisée, sans goût. Du vent.


Face à ce genre de déception, il y a deux remèdes. Le premier consiste à avoir énormément de chance. Tu embarques le Chef sus-cité (pas le tueur de bécasses, le vrai, celui du Sud-Ouest) au marché en lui disant que le soir suivant, on arrête les conneries: pas de restaurant, dîner à la maison. Le pot de cocu te poursuit parce que ton volailler de la Boqueria a non pas des bécasses, mais des palomas torcaz, des palombes, des bleues, jolies en plus, prêtes. Et pas chères, huit euros pièce. Tu jures (mais la question ne se pose pas), que dans ton garde manger (pas au frigo!), tu as du vieux lard et du bel ail rose de Lautrec (pas de Saint-Clar, désolé, Chef…). De l'armagnac, aussi? Ben non, je n'ai pas tout bu à Noël! De toute façon, le Chef devrait savoir que je suis obligé d'en avoir sous la main, on a été initiés Mousquetaires le même jour, on est jumeaux, quoi!


Le Chef est ravi, sa femme, Valérie, se marre en pensant qu'il va passer en cuisine durant ses (courtes) vacances. Le Chef, c'est Serge François, je vous ai parlé de sa maison, l'Hôtel de l'Horloge, ici: "la plus belle aire de repos sur l'autoroute, entre Bordeaux et Toulouse." Tu le mets en cuisine, tu fais timidement le second (ça m'est arrivé pour de vrai à Auvillar), et là, il te déroule la Gascogne. Comme André Daguin (il y a travaillé), les grands jours. Comme Daubin quand tout va bien. Comme Gérard Garrigues, comme Marie-Claude Gracia, comme tant d'autres qui figurent au Panthéon de la Sincérité.


Les palombes suivent leur cours. En cuisine, ça ne fait pas semblant. Ça plume, une partie des entrailles est réservée pour les rôties (ah, la tête de la volaillère quand je lui ai demandé de ne pas les vider…). Ce n'est pas de la cuisine qu'il nous prépare, le Chef, c'est un bras d'honneur à la gastronomie chimique. On n'est pas chez les simulateurs d'orgasme! Pour chauffer la salle, j'envoie quelques rafales de gambas de Vilanova et de Denia. Et un carabinero* par personne, dont la tête (comme pour la gamba roja, c'est le meilleur) fait parfois figure de "saut à l'élastique" pour les puceaux. Joli accord avec le charmant chablis 2010 du Vendangeur masqué, produit par les Moor mais dont on me dit qu'il proviendrait du montmains et d'autres parcelles de ce cher Thomas Pico. Je n'en doute pas, il y a du vin et, surtout, des raisins, là-dedans.


Et voici les palombes, parfaitement rôties, embaumées de vieux lard, pleines de vie. Le plus incroyable, c'est que le Chef a réalisé cette cuisson idéale sur une table de cuisson vitro-céramique de merde (qui a coûté infiniment moins cher que l'équipement archi-sophistiqué du petit cuistot de la bécasse). J'en profite d'ailleurs pour lancer un message personnel et vaguement comminatoire à venteprivee.fr ainsi qu'à Kitchen Aid, afin qu'ils accordent rapidement leurs violons: faire la cuisine sur des plaques de tafiole, ça commence à me monter, dont il faudrait voir à réparer la merveille cassée que vous m'avez expédiée dans un colis minable. Compris?
Mais, ces palombes! Quelle splendeur! Ces oiseaux-là ne sont pas morts pour rien! Merci, Chef, ça, ce n'est pas de la cuisine de Chef de la télé! Et avec les tanins mûrs du rouge de Navarre que bricole intelligemment Olivier Rivière chez Emilio Valerio***, c'est le Paradis sur Terre. "Il faut parfois savoir fermer sa gueule devant la beauté du produit" me glisse le Chef. "Le respecter". Qui, à part d'incultes agueusiques à l'ambition démesurée, peut lui donner tort?


Évidemment, le côté "mettez un Chef dans votre cuisine", ça ne marche pas tous les jours. Mais j'ai un autre truc pour effacer le souvenir du massacre de la bécasse: réapprendre à ne pas cuisiner. Aller au plus simple, au plus près, avec du grand produit. Ça tombe bien, le Nouvel An est passé, la saison de la truffe commence. Et, justement, dans un bocal d'œufs de ferme arrivé directement de Tarn-et-Garonne, j'en ai trouvé un bizarre, tout noir. C'est de la vraie, de la melanosporum triée, canifée, pas de la contrebande. La truffe, ça ne supporte pas l'approximation, c'est un métier, et, ça tombe bien, c'est celui de Jean-Luc Clamens, Maison Gaillard à Caussade.


Ma noire, elle sent et elle goûte. Rien à voir avec les rondelles de carton qui décoraient la pauvre bécasse. On va lui donner ce qu'elle aime, du gras, sans lequel, amis diététiciens pardonnez-moi, elle n'est pas grand chose… Œufs cocotte, donc, rien de bien compliqué. Surtout que maintenant, j'ai l'outil, le Rabo-Truffe de Robert Losson, cet outil de précision gascon qui ringardise toutes les mandolines du Monde. Un peu de crème fraîche, du beurre de La Viette, du sel, un soupçon de poivre blanc… Lucullus dîne chez Lucullus!



Et avec l'autre moitié de ma truffe, je ferai des croûtes, avec du bon pain de chez Baluard. Encore une fois, j'éviterai de faire la cuisine, de faire le malin, de "faire de la déco", de dénaturer. Avec les coffres des gambas et des carabineros, je ferai un fumet pour y jeter quelques pâtes, les carcasses des gambas me donneront un jus pour du chou ou des épinards. En 2013, je laisserai une nouvelle couche de poussière se déposer gentiment sur les livres de recettes trop alambiquées et ma prochaine long-bec, ce n'est pas dans restaurant espagnol que je la mangerai. Parce que, comme disait la garde-barrière de Rions-des-Landes, "il n'y a pas écrit « bécasse » ici"…



* Par charité chrétienne, je ne donne pas de nom, mais ça me brûle les lèvres…
** Le carabinero ou gambón, est une crevette écarlate, géante, qu'on pêche en profondeur. Je le répète, comme pour la gamba roja, le point gastronomique central de ce crustacé, c'est la liqueur contenue dans sa tête. Si on ne la consomme pas, autant acheter des gambas d'importation, congelées, bien moins coûteuses.
*** À 6 ou 7 euros, le petit rouge d'Emilio Valerio est, dans sa catégorie, un des meilleurs rapports qualité/prix d'Espagne. Ce mélange de grenache, de cabernet et de merlot aime le magret mais aussi les oiseaux comme la palombe. Un vin frais et mûr à la fois, assez déroutant à l'aveugle avec ce cocktail d'influences océaniques et méditerranéennes, on lui trouve presque un côté un peu Sud-Ouest. J'en parle ici et ici.


Commentaires

  1. Bonjour,
    Ah, les gourmets et gourmands se retrouvent toujours chez les mêmes passionnés : Jean-Luc Clamens, Bernard Daubin, Maïté,...
    Voila ce que JL Clamens nous avait apporté l'année dernière à notre émission Qu'est ce qu'on déguste ! On a mangé de la truffe pendant 1 semaine !!
    http://www.questcequondeguste.com/?p=2702

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  2. Bravo pour cet article. c'est du poussonnagelissime.

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