Napoléon, les Anglais et les symboles.


Dans toutes les périodes où le porte-monnaie en prend un coup, rares sont les esprits qui à leur tour ne rétrécissent pas. Admettons que c'est humain… La crise est ainsi, cette crise, comme celles qui l'ont précédée, incite au repli sur soi, au recroquevillement et à l'égoïsme; populistes et nationalistes font la loi, à plus forte (dé)raison dans des navires sans capitaines. Je sais malheureusement de quoi je parle, écrivant ces quelques lignes depuis une région d'Espagne, la Catalogne, où, afin de camoufler leurs propres errances, les politiciens confondent allégrement gouvernement et café du Commerce.
Dans ces époques de crispation, les symboles revêtent parfois une importance exagérée. Les deux hectares de vigne du Château de Gevrey-Chambertin rachetés par un Chinois de Macao ont fait parler du vin comme rarement à la télévision et dans la Presse française. L'étranger nous dépossédait d'un "bien national", l'étendard sanglant était levé. Excusez-moi, mais si l'affaire était si dramatique, si (ce qui n'est pas impossible) le risque de retrouver dans les années à venir des millions de bouteilles de pinard cosmopolite étiquetées Château de Gevrey-Chambertin était si important, pourquoi ne pas avoir fait le nécessaire? Que je sache, les vignerons du cru ont des ressources substantielles*. Tout est dans la valeur (financière notamment) qu'on accorde aux symboles…


On s'accommode assez bien de ce que les Chinois, les Américains, les Russes, les Anglais achètent nos vins, pour certains même, l'intégralité de la production, mais on rechigne à les voir s'emparer, devant notaire, de quelques arpents du sol natal**. Il faut s'y faire. Je ne suis pas particulièrement amoureux de ce Mondovino où le boursicotage a remplacé le marcottage, où les investisseurs ont pris le pas sur les paysans, je compte juste sur le temps et de longs hivers pour faire le tri. En attendant, d'autres parcelles dans tous les crus, tous les villages identifiés internationalement, passent et passeront "aux mains de l'ennemi", à Saint-Émilion, à Gevrey-Chambertin mais aussi, moins bruyamment, dans le Sud, chez les petits nouveaux de la hiérarchisation des crus, comme par exemple La Livinière. C'est de bonne guerre, nous, Français, ne sommes pas les derniers (et tant mieux!) à investir à l'étranger. Halte au repli sur soi, j'y reviens, et n'accordons pas à de prétendus symboles une importance excessive.


Si je parlais plus haut de La Livinière, c'est pour vous y raconter une petite aventure "transfrontalière", européenne, qui ne me déplait pas. Ce vignoble, le premier à avoir accédé au rang d'appellation communale en Languedoc connait depuis une bonne quinzaine d'années les "assauts" des investisseurs étrangers, au sens large du terme; des Américains farfelus comme Big Franck, un Anglais pure race, l'Honorable Robert "Bertie" Eden (qui achève un chai bioclimatique dont je vous parlerai), un Bourguignon volant, Boisset, un Alsacien de passage, Tempé, un médoquin entreprenant, Cazes. Mais là, c'est d'une joint-venture de village dont il s'agit, entre un Français et deux Anglais. Le Français, Charentais, Benjamin Darnault est un vieux de la vieille de l'appellation; après avoir appris le vin à Meursault, chez Lafon, puis l'Anglais en Australie où il s'est marié, il s'est occupé (et s'occupe toujours) des propriétés languedociennes de Robert Eden. Les deux Anglais, Trevor Gulliver et Fergus Henderson ont inventé un restaurant qui représente pour moi une île à Londres, une bouée de sauvetage gastronomique, le St.John où l'on se régale de tripaille et de cochon de lait rôti, d'où la merveilleuse enseigne ci-dessus qui rend hommage à un de mes animaux préférés.


Il y a une modestie toute paysanne, aucune folie des grandeurs dans cette joint-venture anglo-charentaise. Pas d'investissements clinquants, mais une jolie petite cave bien achetée au cœur du village de La Livinière, du matériel d'occasion adapté précisément au projet et, au passage, quelques bonnes barriques récupérées chez des copains, en l'occurrence les Mitjaville du Tertre-Rôtebœuf. Pour les vignes, l'idée, un peu à la façon d'une mini-winery a été, après avoir identifié dans les coteaux des vieilles parcelles belles mais pas très rentables, de passer des contrats avec des petits propriétaires du coin qui, en toute transparence, assurent les apports tout en sauvegardant un patrimoine viticole menacé d'arrachage: un vieux carignan, un grenache noir antédiluvien, un grenache gris bien frais…


Et là, pour le coup, au niveau des symboles, on est servi puisque la joint-venture, plutôt que d'opter pour un nom ronflant, Château TrucMuche ou Domaine Sam'Suffit, s'est contenté d'utiliser comme "marque" pour ses vins, l'adresse de la petite cave dans laquelle ils sont élaborés. Et cette adresse, ce nom, donc, pardonnez du peu (surtout pour des Anglais!), c'est au numéro 2bis du BOULEVARD NAPOLÉON***! J'entends d'ici les cris d'orfraie de ceux qui verront là l'occasion de s'indigner de ce que des étrangers viennent nous voler le petit nom d'un de nos dictateurs préférés…


Reste l'essentiel: les vins. J'ai eu la chance de participer, avec Benjamin Darnault et Trevor Gulliver, à une session d'assemblage des quatre cuvées du domaine. Plus que d'assemblage, d'ailleurs, il s'agit de différenciation de parcelles. Le grenache 2011 d'abord, issus de très vieilles vignes sur argilo-calcaires du lieu-dit Le Pujol, un grenache gourmand d'air qui, avec un petit côté rhodanien, joue plus sur la finesse que sur la puissance; en apparence en tout cas et grâce, je le pense à une belle pointe de cinsault qui vient à point nommé renforcer sa grande buvabilité. Le carignan 2011 de l'Angely joue davantage sur la structure, un peu moins aérien à mon goût, il devrait rasséréner quelques palais anglo-saxons en manque de soleil les hivers prochains. Belle acidité pour le grenache gris du Pal, gras ma non troppo. Un mot enfin de la micro-cuvée, assez incroyable, un assemblage de deux cépages issus de deux terroirs différents, un cabernet-franc et une syrah dont la digestibilité me laisse pantois; en revanche, on m'a d'ores et déjà prévenu, il va falloir négocier les quantités!


Les vins seront tous présentés en Vins de pays de l'Hérault, afin de ne pas se sentir à l'étroit dans les règles d'encépagement et d'élevage assez (trop?) restrictives de l'AOC. Ils devraient sortir après les prochaines vendanges, avant Noël en tout cas, puis nous dire bye-bye puisqu'ils sont visiblement attendus à Londres. Avec un peu de chance, tout ne devrait pas partir en Angleterre, enfin j'espère! Tant qu'à nous voler notre terroir, qu'ils nous sauvent quand même de l'exil quelques bouteilles de Boulevard Napoléon! C'est une question de symbole…




* À Meursault, il y a quelque temps, quand il a fallu récupérer quelques jolis hectares qui se baladaient, deux des meilleurs vignerons du village n'ont pas hésiter à s'associer, embarquant dans leur histoire un investisseur étranger, pour rafler la mise.
** oubliant au passage que certains de nos vignobles, comme Bordeaux, sont en partie une construction étrangère! Et que dire des Romains?
*** L'histoire étant écrite par les vainqueurs la rue a été rebaptisée "rue des mourgues", mais comme vous le voyez tout en haut du billet, les anciennes plaques, gravées dans la pierre, subsistent.


Commentaires

  1. Bon, moi je veux du Napo Carignanisé ! Et sans tarder !

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    1. Michel a raison..trop de syrah par là..

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    2. Du Boulevard Napoléon pur carignan, il y en a bien sûr, du pur cinsault aussi, mais il faut se méfier des modes et des généralités, la syrah, sur les coteaux frais, peut faire des merveilles. N'oublions pas qu'un des plus grands vins produits à La Livinière est une pure syrah, Sylla. Il suffit de boire un 94, un 95, un 96, un 97 pour s'en rendre compte. Donc, prudence…
      http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2012/05/ni-pute-ni-soumise.html
      http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2012/12/dons-de-la-terre.html

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