M comme moléculaire…


Moi, j'étais tranquille en Languedoc, à regarder passer les comportes de cinsault et de grenache, à grappiller ici et là quelques carignans*. Je discutais avec des gens normaux, des vignerons pour lesquels (comme pour moi) le vin, c'est d'abord une boisson. On buvait bon, simplement bon**, et on mangeait bien, du poulet de ferme, du quasi de veau d'estives des Pyrénées aux champignons, un peu de canard gras, des patates du Pays de Sault, les dernières tomates du jardin de Vasco…
Et vlan, me voila de retour à Barcelone! Même pas le temps de poser mes bagages que je me rends compte que ma fiancée s'est fait la belle, pire, elle a filé à l'hôtel! Et vous savez pourquoi? Pas pour manger, parce qu'il paraît que c'est un des restaurants les plus soporifiques de la ville. Pour aller écouter, dans un de ces colloques pompeux dont on a ici le secret, un génie planétaire parler de "sommellerie moléculaire". Bonjour les cornes! Vous imaginez l'atterrissage!


"Sommellerie moléculaire", avec un concept pareil, vous comprenez bien que le gazier (François Chartier, un Québécois, à droite sur la photo) fait un tabac en Catalogne, principauté de la cuisine de zones industrielles, état indépendant de la réalité du terroir, royaume du vin hors-sol. Il est bien sûr très ami du petit chimiste de Rosas*** avec lequel il travaille étroitement (R&D…) depuis 2008. Les heureux auditeurs de sa masterclass vont enfin découvrir les accords de rêve qu'on peut proposer sur de l'alginate de sodium, de l'E407 ou de la jelly. Quelle chance!


Un des meilleurs cavistes de France qui s'était retrouvé à sauter dans un jet privé pour aller "manger" à El Bulli quelques mois avant la fermeture avait, lui, été plus expéditif quant aux accords possibles avec la cuisine moléculaire: "qu'est-ce que tu veux boire sur une merde pareille?" Ma rusticité naturelle étant bien évidemment exacerbée par mon séjour en Corbières et les produits ringards, primaires, que j'ai consommés, j'aurais tendance à reprendre intégralement à mon compte ce jugement, expéditif, lui trouvant même un certain bon sens. Mais, n'écoutant que mon courage, j'ai tenu à donner un caractère plus scientifique, plus solennel aussi à ma démarche: ce dimanche midi, abandonné à Barcelone, j'ai décidé de m'offrir, en égoïste, un déjeuner moléculaire.


À Barcelone, pour manger chimique, on a l'embarras du choix. El Bulli a fait des petits, il y en a même un qui fait des sauces bleues et qui a trouvé un nom super, Alchimie (Alkimia)! Bref, pour la malbouffe, c'est le paradis des snobs. Enfin, des snobs démodés, complètement has-been, puisque la cuisine moléculaire, ça n'existe plus, Ferran Adrià jure ses grands dieux qu'il n'en a jamais fait, il est d'ailleurs maintenant le héraut du naturel, le défenseur du terroir… Mais moi, je me fous de la mode, donc je vais aller me faire moléculer! Et comme en plus je ne suis pas snob, je vais aller déjeuner dans un des meilleurs rapports qualité-prix de la cuisine chimique locale.


Bon, je ne suis pas snob, mais, quand même, c'est dimanche! Direction le Paseo de Gracia, les "Champs-Élysées" barcelonais, c'est là que se trouve mon restaurant, au numéro 48, juste un peu plus haut que le prestigieux Mandarin Oriental. Immeuble chic, terrasse fleurie, la décoration intérieure est fidèle aux canons du quartier: wengé, éclairage hospitalier, disegno & compagnie, il est de bon ton d'avoir le vingt-et-unième siècle voyant. Évidemment, la salle est pleine.


Sur les murs, des graffitis soignés rappellent que l'endroit, comme le veut la tendance, a le moléculaire honteux. On n'en parle pas, mais on met ostentatoirement en avant la qualité écologique des produits servis dans l'établissement. Jusqu'à l'enseigne qui a été récemment repeinte en vert. Un bel hymne à l'agriculture locale et au terroir! D'ailleurs, pour faire bonne mesure, les menus et toutes les indications sont uniquement écrites en patois. Visiblement, ici, on ne rigole pas avec l'identité culturelle et gastronomique!


Je fais l'impasse sur les entrées mais je commande deux plats dont un magnifique Quart de Livra, un pièce de "bœuf" de haute qualité. Service de niveau étoilé, presque trop souriant pour la région. Tout arrive très vite, magnifique présentation, beaucoup de couleurs, un sens aigu de la mise en scène: par exemple, les plats ne sont pas visibles du premier coup d'œil, il faut déflorer un emballage, et là, c'est l'émerveillement des yeux et des narines!


On sent la maison de confiance, comme l'exige la tradition moléculaire, il est absolument impossible de distinguer ce que l'on mange, tout est haché, mixé, mélangé. En revanche, le jeu des textures est admirables, du desséché, du visqueux, du coulant… Magnifique! Je suis conquis!


Au niveau du liquide, là aussi on frôle le 20/20: la sommelière me sert un produit extrêmement foncé, brun, incroyablement pétillant, très "nature"; les arômes sont formidables torréfiés, délicieusement vanillés; très bel équilibre, superbe sucrosité , c'est assurément une vendange tardive, voire une sélection de grains nobles! L'accord avec ce que je mange est parfait. François Chartier, le sommelier moléculaire, serait passé par là que ça ne m'étonnerait pas…


L'idée du dessert est d'une inventivité dingue. Le chef, qui a choisi malgré la cuisine ouverte de ne pas parader en salle, doit sûrement être un grand amateur de cocaïne. Comment, sans ça, créer des plats aussi fantasmagoriques? Suprême coup de génie, on doit cuisiner soi-même: il faut ouvrir, juste avec les dents, un petit sachet de plastique qui contient les brisures de cacahuètes qu'on répand, selon son inspiration sur une étrange glace (qui malheureusement ne fume pas, mais ça doit être pour faire plus naturel). Quelle aventure!


Malheureusement, je suis rattrapé par les goûts de péquenot! Pas assez chic… Je n'ai pas le niveau! Au moment où j'essaye d'ingérer la glace, mon estomac se rappelle à moi, et, comme dans cette autre grande table moléculaire barcelonaise il y a quelques mois, je suis obligé de prendre mes jambes à mon cou et de filer aux toilettes, très propres d'ailleurs, très élégantes. 


Mais peu importe finalement qu'on vomisse. On n'est pas ici dans un vulgaire restaurant où l'on vient manger comme un animal. On vient ici "faire une expérience"? C'est d'ailleurs ma deuxième cette année après l'inoubliable Tickets, qui s'est conclue exactement de la même façon. Ce n'est pas grave, c'était tellement beau! Merci! Gràcies, comme on dit dans la région de Barcelone!


Voila, désolé si je choque certains charlatans, mais mon repas moléculaire je l'ai fait au Mc Do' du Paseo de Gracia, en buvant du Coca, besoin fétiche de tant de jeunes sommeliers catalans. Parce que franchement, arrêtons les ronds-de-jambes, quand on veut manger de la merde, de la saloperie dénaturée, mieux vaut aller à la maison-mère, chez des pros de la chimie.


Reste la question de départ: l'accord idéal avec la merde? Je crois que d'une certaine façon, Ferran Adrià, l'idole de François Chartier a déjà répondu à cette question: d'une part en se maquant de façon éhontée avec Estrella Damm, la grosse marque de bière industrielle catalane pour laquelle il a même inventé une bibine "gastronomique"; d'autre part avec la carte des vins du restaurant familial Tickets qui est un peu en dessous, en qualité, de celle d'un snack d'autoroute. La réponse du Maître, donc, est claire: sur de la merde, on boit de la pisse. Pardonnez-moi pour cet accès d'urophagie, mais c'est sans aucun doute l'accord idéal. Et il n'y a pas besoin de faire de longues expériences scientifiques pour le constater de façon définitive.



* ça, le coup des dégustations solides de carignan, ça m'a valu les sarcasmes (amicaux) du père Bizeul, lisez son blog, il est en cannes ces temps-ci le mec qui parle à l'oreille des fées, on devrait le faire jouer en tronche à l'USAP…
** Ça me fait penser qu'il faut que je vous parle rapidement d'un excellent petit vigneron que j'adore depuis des années, c'est un voisin des Corbiérencs bourguignons à l'accent anglais que j'évoquais récemment.
*** on va d'ailleurs le retrouver bientôt dans les journaux Ferran Adrià puisqu'il fera la Une de la chronique judiciaire à la fin du mois à Barcelone, à l'occasion du procès qui l'oppose à la famille d'un de ses ex-associés.


PS: Pour bien compléter ma pensée, à la suite d'une conversation avec un sommelier humain (c'est-à-dire l'opposé de moléculaire), Marco Bertossi, j'ajouterais que cette "intellectualisation" est selon moi un raison de plus d'éloigner les gens du vin, de compliquer son approche, de l'écarter des désirs naturels, des plaisirs simples. À cet égard, l'Espagne est un superbe exemple de ce que je dis, on n'arrête pas d'y faire des forums, des parlottes, des évènements pompeux où l'on met le pinard dans tous les états, où sa seule raison d'être est un élitisme de pacotille souvent mis en place par des tocards ou des escrocs (cf. le Jumillagate); et pendant ce temps, le bon peuple fuit le vin, on n'en boit plus, cinq fois moins qu'en France ou qu'en Italie! Bref, au lieu de toute cette branlette, il serait temps de réinventer un concept ultra-technologique et top avant-gardiste: un long parallélépipède, de préférence en bois (d'arbre), couvert à son sommet d'un métal appelé zinc, des objets ultra-précis dessus, fabriqués dans un matériau transparent nommé verre, et, le top du top, le fin du fin de l'intelligence humaine, un outil complètement incroyable baptisé un tire-bouchon. Accessoirement, un peu de convivialité, un peu de chaleur humaine autour, et, soyons fou, des vins qui se boivent, au contraire des soupes de chênes dont les blabateurs d'estrade ont fait le symbole du "bon goût" moléculaire. Vous verrez, ça marche, même en Catalogne, je vous avais parlé il y a longtemps du premier de ces lieux révolutionnaires à s'être monté dans la région, c'est dingue, il y a même des gens qui y rient, comme sur la photo du bas, le sommelier d'El Bulli, Ferran Fredi Centelles.


Commentaires

  1. La sommellerie moléculaire, ce n'est pas que du charlatanisme et ça peut même fonctionner avec des nourritures terrestres et solides. On avait bûché là-dessus il y a quelque temps, dans le cadre des Vendredis du vin...
    http://www.leblogdolif.com/archive/2009/06/26/vdv-24-papilles-et-molecules.html

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pas que, Olif, tu as sûrement raison. Mais tenter d'accorder du vin avec de la merde chimique, c'est vrai que ça, en revanche, ça me fait sourire…

      Supprimer
    2. Si c'est une merde de vin chimique, ça peut aussi fonctionner, c'est sûr. Et, pour le coup, ce sera peut-être aussi copro-moléculaire...

      Supprimer
    3. Tu vois, nous en arrivons à la même conclusion…

      Supprimer
  2. Arf manger un burger sur le Paseig de Gracia reste le meilleur rapport qualité-prix du quartier!
    Pour des accords mets-vins sur de la cuisine tecno-emocional (je refuse de traduire) made in Catalunya, je recommande de se pencher sur le magnifique livre sur la saga des Frères Roca, il date un peu mais contrairement au chimiste de Roses, celui de Girona est resté très modeste... comme les Catalans de cette province.
    http://www.libreriagastronomica.com/libro/el-celler-de-can-roca-una-sinfonia-fantastica
    dispo dans toutes les bibliotecas de la generalitat

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup, oui, ce n'est pas mal. Tout comme les vieilles recettes du Celler.

      Supprimer
  3. La méthode d'accord de sommellerie "moléculaire" de Chartier est extrêmement intéressante, une approche sur les odeurs, les similitudes olfactives, très vivifiant comme réflexion. Et il suffit d'ouvrir et de lire ses ouvrages (Papilles et molécules ou A table avec François Chartier) pour comprendre que la méthode d'accord qu'il propose n'a rien à voir avec ce que vous évoquez, parce que la longe de cerf rôtie au lait de topinambours émulsionné à l'huile de truffes ou la soupe de cerfeuil, émulsion de jaune d'oeuf, copeaux de foie gras et poélée de chanterennes (deux recettes au hasard dans un de ses bouquins...), conseillés respectivement avec un shiraz de Penfolds et un Krug grande cuvée, ça ressemble à du MacDo... Bref, je ne connais pas personnellement Monsieur Chartier mais son travail vaut beaucoup plus que vos remarques acerbes.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vous avez sûrement raison, Jules. Le seul pb, c'est que cette merveille intellectuelle ne peut fonctionner qu'avec des aliments et des vins inertes, qui ne varient pas, qui n'évoluent pas, donc avec des produits industriels, solides ou liquides. Les vrais grands produits ne se résument pas à une ou deux molécules, à commencer par la truffe que les cuisiniers-voyous remplacent si souvent par une huile qui sent le marquer du propane (un mercaptan, en fait), alors que cette merveille de la Nature combine près de 300 arômes distincts. Ce n'est pas moi qui simplifie, c'est cette méthode qui est réductrice…

      Supprimer
    2. Si vous voulez expliquer, il faut nécessairement synthétiser, simplifier... Et jouer sur les notes aromatiques pour proposer des accords, c'est un plus en sommellerie, et permet d'explorer de nouvelles façons de marier vins et plats bien au delà de vins rouges avec viande rouge et vins blancs avec viande blanche... La chimie est à la base du goût, mieux la comprendre pour explorer de nouveaux modes de cuisson, d'accords, de préparation, permet d'élargir le champ des possibles. Lisez les bouquins de Chartier, vous verrez, rien à voir avec la cuisine et les les vins morts, tout à voir au contraire avec l'amour du goût, des vins et aliments de gastronomie. (et pas seulement haute)..

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés