La vigne, plus forte que les flammes de l'Enfer!


C'était une des plus jolies départementales de l'Ampurdán, certains l'ont connue avant même l'autoroute. Si près de Perpignan, mais tellement loin de tout. À l'époque, bien avant que la frontière espagnole ne s'équipe d'une kyrielle de bordels, juste après avoir surmonté les bouchons du Perthus et tremblé, honteusement, devant les ridicules képis de carton bouilli de la Guardia Civil, elle nous libérait des poids-lourds de la Nationale-II. Juste un petit panneau sur la gauche, "GI-602 Capmany", la promesse de la plage, du soleil, de la fiesta, la vieille route de Rosas et de Cadaqués qui virevoltait entre les pins et les chênes verts, au rythme des premiers autoradios Blaupunkt, avant que les vignes et les oliviers, promesses méditerranéennes, n'annoncent l'arrivée officielle des vacances, parfois même les vendanges de l'amour.


Cette route rêvée, je l'ai empruntée de nouveau il y a deux semaines. Au dernier jour des vacances. Sous un ciel gris mouillé. Et j'ai pensé au Jardin des délices. Pas au verdoyant, au fantasmagorique Paradis perdu de la partie gauche du tableau, non, très exactement, j'avais sous les yeux, comme au Prado, le panneau droit du triptyque de Jérôme Bosch, la lumière sombre de sa vision du séjour des damnés. Silence de mort dans la voiture. De part et d'autre de la délicieuse GI-602, une forêt de troncs calcinés, des rochers fendus par le brasier et une pénétrante odeur de cendre.


Vous le savez, 14000 hectares de forêt et de garrigues ont brûlé en Ampurdán, en juillet, un tragique incendie qui a duré plus d'une semaine, dont la fumée s'est propagée jusqu'à Barcelone et aux Baléares et dont je vous ai parlé ici. Je m'étais alors promis d'aller boire un verre à la spectaculaire bodega Terra Remota, miraculeusement sauvée des flammes par les pompiers de Saragosse, nous y voila.


"Spectaculaire", disais-je à propos de Terra Remota. Mais des bodegas spectaculaires, en Espagne, genre c'est-moi-qui-ai-la-plus-grosse, ça ne manque pas. Du Priorat à la Rioja, le pays en est couvert, grâce à la largesse des banques, aux subventions européennes et à une folie de la brique dont on connaît maintenant les effets secondaires. "Spectaculaire", le mot est peut-être mal choisi; ici, le geste architectural est maîtrisé, il y a plus de finesse que de frime dans cet élégant bâtiment de béton brut aux lignes brisées, parfaitement inscrit dans le léger dénivelé des croupes granitiques de ce contrefort pyrénéen de l'Ampurdán, comme un clin d'œil aux murettes des vieux vignobles sudistes. Compte-tenu des conditions météo désastreuses lors de ma visite, je vous conseille plutôt d'aller voir les images qui se trouvent sur le site Web du domaine. Cette cave est l'œuvre de Pepe Cortés et Nacho Ferrer, deux architectes de la région qui ont soigneusement évité le clinquant tellement en vogue dans le Mondovino. Bravo!


Mais, au delà des apparences, de ce superbe "emballage", c'est à l'intérieur que ça se passe. Parce que, grâce au grenache et au tempranillo, la bodega est toujours là. Un jour, il faudra en parler de ça! Surtout à une époque où en France, des politiciens, spécialisés en développement jetable, ont décidé de promouvoir, de subventionner l'arrachage. La vigne est un des meilleurs coupe-feu possible, les citadins ne le savent pas, mais on en fait des barrières vertes infiniment moins coûteuses que les précieux Canadairs. Sans elle, les garrigues et les forêts méditerranéennes sont en danger de mort! Terra Remota, dont le toit végétalisé était en flammes fin juillet, a survécu à l'incendie de l'Ampurdán, telle un île verdoyante au milieu de l'Enfer de Jérôme Bosch, grâce aux valeureux pompiers évoqués plus haut, mais aussi et surtout grâce à son armée de ceps impavides.


C'est à l'intérieur que ça se passe, disais-je. Parce que cette "finesse architecturale", cette douceur que je soulignais extérieurement, je l'ai ressentie dedans. Évidemment (nostalgiques s'abstenir), on n'est pas là dans les méandres et les toiles d'araignées de la vieille cave de Rayas que me fit visiter Jacques Reynaud il y a si longtemps, ne venez pas y chercher les traces, ou le pastiche d'un passé qui ne se recrée pas. Nous sommes au XXIe siècle, tout simplement.


En fait, ce qui me plaît, dans cette bodega rescapée des flammes, c'est que dans ses entrailles, chaque détail respire l'intelligence. Marc Bournazeau qui l'a imaginée avec sa femme Emma et l'aide son étonnant "homme de cave de luxe" a voulu qu'on puisse y vinifier à deux seulement. Il a donc fallu réfléchir, organiser, rationaliser, un peu comme pour ces voiliers conçus pour les transats en solitaire. Et, comme souvent, l'utile a créé le beau. Au passage, on a aussi fait dans l'écologie active avec de chouettes systèmes de récupération d'eaux (bien utiles au moment de l'incendie!).


Ce qui me plait aussi à Terra Remota, c'est la partie "réceptive", avec notamment une salle à manger secrète, à laquelle on accède par une porte dérobée et un couloir étroit qui rappelle la chambre du pharaon des pyramides égyptiennes. J'adore aussi l'idée maline, conviviale, des pique-niques au domaine, avec des espaces sous les pins pour aller casser une croûte et/ou faire la sieste. Nous sommes assurément là dans une des plus belles bodegas modernes d'Espagne, sans doute la plus belle.


Il va de soi que ce n'est un nouveau venu qui pouvait construire une cave pareille: Marc Bournazeau, connu des rugbyphiles pour avoir été le plus jeune président de l'USAP, a coiffé depuis belle lurette la casquette de vigneron. En Roussillon, bien sûr, à Maury où le gavatx, l'Ariégeois posséda le château Saint-Roch mais également au Chili où il vinifie depuis des années à Las Niñas. Terra Remota a été inaugurée en 2006. Je dois avouer que j'avais goûté certains des premiers vins, nés de vignes tout juste dépucelées, et qu'ils ne m'avaient pas convaincus. D'où l'intérêt de revenir mettre le nez dans les verres.


Incontestablement, les vins ont changé. Je pourrais parler du blanc Caminante, sudiste mais digeste, ou du rosé Caminito dont j'aime le côté muy seco sûrement propice à la confrontation avec les poissons de la Costa Brava mais pour moi, le canon, à Terra Remota, c'est Camino, le rouge milieu de gamme du domaine. Désolé de la tonalité du compliment, mais Camino (très marqué grenache-syrah mais rafraîchi par du cabernet) ne fait pas "vin espagnol". Et encore moins catalan. Pas de gourmette en or et de coups de klaxon intempestifs, l'élevage est digéré, discret, et devrait l'être encore davantage dans le futur; on est plus dans le registre du vin à boire que dans celui des concours de body-building, cher à trop de productions "goût américain" qui continuent d'être portées aux nues outre-Pyrénées. Oui, on peut parler d'évolution (peut-être aussi grâce à la conversion biologique), une évolution voulue par Marc Bournazeau qui, contrairement à beaucoup de vignerons locaux (lesquels à force de ne parler que patois finissent par penser en patois), a les yeux ouverts sur le Monde. D'un point de vue œnologique, les vins de Terra Remota sont d'ailleurs suivi en France, ceci explique aussi cela.


Mais, la plus belle nouvelle, lors de ma visite, c'est ce jus clair que j'ai goûté directement à la cuve, un blanc, un chenin 2012 en cours de fermentation. La grande crainte, après le feu de l'Ampurdán, c'était que les raisins prennent un "goût de fumée", sur cet échantillon, ce n'est absolument pas le cas. Tant mieux! Quoiqu'il soit, Marc Bournazeau a pris attaches avec des professionnels qui ont vinifié dans leur carrière des vins "d'après-incendie", afin d'agir, au cas où, en particulier sur les rouges.


Dans ce paysage dévasté, lunaire, infernal, qui tire les larmes des yeux, Terra Remota représente un formidable message d'espoir. Bien sûr que la Nature reprendra ses droits, il faudra du temps, mais autour des vignes, les garrigues et les forêts reverdiront. Aidons, je le répète, les paysans de l'Ampurdán, buvons un coup à leur santé. À cet égard, comment ne pas soutenir l'idée de Marc Bournazeau, une idée qui devrait être reprise par l'ensemble des vigneron de la région? "Pour six bouteilles achetées, un arbre replanté". Et une caisse de Camino, une!


Commentaires

  1. Camino est assurément une belle découverte (bises aux Bournazeau), mais quelque part, j'ai envie de dire que cette petite route discrète doit le rester le plus possible. On y accède aussi par le Col de Banyuls.

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    1. Oui et non, Michel, j'espère qu'ils seront nombreux à l'emprunter pour aller donner un coup de main aux gens du coin.

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  2. L'Ampurdan n'existe pas.

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    1. Ben oui, cher Anonymous, L'Ampurdán n'existe pas, cette histoire est une chimère, Terra Remota est un mirage, ses bouteilles sont des rêves et l'incendie de cet été est un vilain cauchemar…

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