Le terminus des prétentieux…


Il y a pas mal de façons de concevoir la gastronomie. La mienne est assez simple et se résume en un mot, pas très poétique mais précis: la traçabilité. Et je vous promets que pour moi qui vit en Catalogne où triompha, avant-crise, la mode de la malbouffe techno-chimique, du moléculaire et de toutes ces âneries qui épatèrent un temps les naïfs et les m'as-tu-vu, ce mot, traçabilité, possède une valeur toute particulière.


Je ne vais pas vous chanter Douce France, mais le cœur y est quand je parcours les régions de ce pays merveilleux que tous les malfaisants de la Terre, je l'espère, ne pourront jamais entièrement défigurer. Je vous ai parlé du Sud-Ouest, de l'Alsace, de la Gascogne, de ce Languedoc que je chéris de l'Albigeois aux Corbières, de la Bourgogne… Profondément, j'aime la France, j'aime la France et ses paysages, ses villes et ses campagnes, je l'aime comme savent l'aimer les exilés, sans l'idéaliser mais en réalisant notre chance, à nous Français, d'être nés par ici, dans ce pays de cocagne.


Et bien sûr, comme tant de compatriotes (pas assez peut-être?), comme ces millions d'étrangers tombés amoureux de la France, ce pays, je l'aime aussi à table. Et plus encore que ses grands restaurants, que ses stars des fourneaux, je vénère les trésors de sa cuisine quotidienne, populaire, des trésors qui, loin des falbalas et des passades que j'évoquais en préambule, constituent le socle de notre précieuse culture gastronomique.


Les campagnes, où toujours "le temps va à pied"*, éventuellement à vélo, sont le sanctuaire de ce patrimoine que nous ne protégerons jamais assez. La ville, la grande ville aime la nouveauté jusqu'à la cyclothymie; souvent, on s'y regarde manger et boire plus qu'on ne mange et ne boit, on donne en spectacle son assiette et son verre comme on exhibe sa bagnole, ses fringues ou sa dernière conquête, l'essentiel est d'être à la page, peu importe ce qui est écrit sur cette page. Parole de citadin…


J'écris ces lignes depuis un petit village du Haut-Poitou, perdu dans le bocage. Ici, les sixties ont loupé le train de la modernité, celle que vantaient ces experts qui avaient une vision assez théorique de l'agriculture, les haies n'ont pas été arrachées**, apparemment, openfield n'a pas trouvé sa traduction dans le patois local. Pire, les bêtes continuent d'aller au pré, à brouter de l'herbe ce qui, à mon sens, est une insulte au principe de précaution et à la qualité normalisée. Ici, il reste des fermes où l'on connaît les bœufs, les vaches, les veaux, les taureaux par leur prénom; quand on mange une entrecôte de Parthenaise (cousine brune, mauresque elle-aussi, aux yeux soulignés de khôl, de ma chère et ombrageuse Aubrac), on est allé l'acheter chez un cousin, un copain; la Limousine, cette immigrée, blonde vénitienne, n'est pas une étrangère non plus.


Ce que je préfère dans la gastronomie rurale, c'est sa spontanéité, le hasard fait bien les choses! On a ramené de chez monsieur Moulineau, le charcutier itinérant de la Vendée voisine, une épaisse tranche de jambon à cuire, nous vient l'envie de quelques œufs. Tiens, le voisin, Coco Albert, avec ses faux airs de David Niven, frappe à la porte avec une douzaine du jour, bien clairs, rien à voir avec ceux, acajou de Cuba, des poules de Marans qu'on trouve parfois par ici. Est-il besoin de préciser que les œufs de Coco Albert, de ses Sussex blanches herminées, n'ont pas fait, comme les œufs "bio" qu'on achète au supermarché, le tour d'Europe dans un camion frigorifique. Douce France, vous dis-je!


La suite de la recette coule de source. Toutes les bonnes recettes coulent de source. Le problème, d'ailleurs, en général, c'est source… Dans une bonne et grande poêle et du beurre de la laiterie d'à-côté, La Viette en l'occurrence (dont la crème fraîche est si arienne qu'on la dirait fouettée), on chauffe rapidement la tranche, puis on casse les œufs. Attention aux jaunes! Ah, ces jaunes… Tiens, des jumeaux! On sale, le poivre ce sera à la fin.

 
J'avais oublié qu'on avait une petite faim et qu'il y a de jolies charlottes au potager. Tout cela avait été épluché et trempé longtemps à l'avance. En avant la friteuse! Deux cuissons, s'il vous plaît! Bien espacées. Plus dorées pour les uns, plus tendres pour les autres.


J'ai lu tout à l'heure une chronique dévastatrice sur un cuistot qui doit trop regarder la télévision, qui a sûrement la tête qui enfle au point de mettre à sa carte du maquereau aux fraises que Gaston Lagaffe, l'inventeur de la morue aux fraises, n'aurait sûrement pas renié. Rien de tout cela avec notre plat du jour! Heureusement pour nous, MasterBidule, SuperChef et toute la clique de télé-réalité-gastronomique n'ont pas contaminé les cuisines du village. Ces trucs, ça me rappelle d'ailleurs un peu l'époque du début des bouquins de chefs, quand de séduisantes bourgeoises (on ne disait pas encore des MILFs et elles étaient trop jeunes pour devenir "couguar") passaient leur après midi à vous massacrer, à quelques ingrédients près, une recette de Guérard ou de Ducasse. Pas de cinéma, on éteint la boîte à cons! À table!


On se ressert en finissant quelques chopines de saumur ou de chinon (encore un truc, le pinard, à propos duquel on fait l'impasse dans le boustifaille cathodique). Il ne reste plus qu'à dévorer quelques chèvres sans marque mais d'une traçabilité sans faille (la famille!), en attendant la tarte aux prunes. Puis la sieste.


En rêvant, je repense aux poules et aux œufs, aux chefs qui nous rejouent Les précieuses ridicules et à ces paysans qu'il est de bon ton de critiquer depuis la ville, je repense, rigolard, à cette scène des Tontons flingueurs qui me fait pleurer de rire: "le terminus des prétentieux".


* une phrase, magnifique, de Joseph Delteil. Je sais qu'à la lecture de ce billet, j'aurais droit comme lui à être taxé de pétainisme, je m'en contrefous.
** ces mêmes haies que les mêmes experts agricoles nous recommandent aujourd'hui de replanter d'urgence…



Commentaires

  1. Tout ça me rappelle mes pérégrinations dans les fermes, dans les années 70. Dans l'une d'entre elles, la table de la cuisine était encore posée sur un sol en terre battue. Douce France, pays de mon enfance. Au diable Pétain !

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  2. Ainsi, Vincent, tu fouettes l'aryenne… Bon, sympa.

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