C'est l'intelligence qui fait la différence.


Là, je parle de vin, mais on pourrait l'appliquer à tant de domaines. Oui, ce qui fait la différence, c'est l'intelligence. L'intelligence et la culture. La bouteille qu'on m'a servie hier soir, à l'aveugle, c'est l'idée d'un p'tit gars qui n'a pas hésité à sortir de chez lui pour aller voir ce qui se passait ailleurs. Bruno Murciano, parti du bistrot de ses parents, à Caudete de las Fuentes, un petit bled dans les montagnes sèches et brunes que traverse l'Autoroute de l'Este, quatre-vingt-six kilomètres après avoir quitté Valence. C'est un pays de vigne, le cœur de la modeste appellation Utiel-Requena, quarante mille hectares tout de même, regroupés sur un plateau argilo-calcaire circulaire.


Après avoir suivi les cours de l'École d'Hôtellerie locale, Bruno Murciano est allé étudier la sommellerie à Toulouse, puis a travaillé dans le Tarn, chez Daniel Pestre; il me plaît d'ailleurs de penser que son passage du côté de Gaillac n'est pas étranger à son manque de mépris pour les cépages autochtones, paysans. Très vite, il file en Angleterre, Oxford, Londres, jusqu'à devenir chef-sommelier du Ritz. Actuellement, il travaille chez l'importateur Bibendum.


Je ne connais pas Bruno Murciano, je l'ai à peine croisé une ou deux fois, mais je sais que c'est un sommelier qui aime le vin, qui est né dedans et qui en boit. Dans son métier, ce n'est pas forcément une évidence: combien de fois en ai-je vus qui ne s'intéressaient qu'aux ors, qu'à l'apparat, qu'au tralala et qui, dès que vous aviez le dos tourné, retournait à leurs premières amours, à leur verre de bière ou de Coca?
Le vin que j'ai bu hier soir, son vin n'est pas né dans la tête d'un faussaire, c'est le vin d'un buveur. La Malkerida, comme un clin d'œil aux Mal-Aimés de Pierre Cros qui, en Minervois, honore les alicante, piquepoul noir, aramon et carignan, ces tricards de "l'amélioration qualitative" et du "progrès", selon les ronds-de-cuir de l'INAO. La Malkerida, pourquoi? Parce que ce vin de table né à neuf-cent-cinquante mètres d'altitude, en marge de la DO Utiel-Requena, ne contient que de la bobal (cultivée en gobelets) et l'affiche fièrement sur son étiquette (tout comme il revendique avec la même fierté son origine nationale). La bobal, c'est LE cépage de ce coin d'Espagne; "si je me coupe, ce n'est pas du sang qui va couler de mes veines, mais du jus de bobal" expliquait Bruno Murciano dans El Mundo Vino. C'est le cépage autochtone, mais avec la même détermination qu'ailleurs, les techniciens vinicoles cherchent à l'éradiquer; ils ont du lire les "grands auteurs", Jancis Robinson, par exemple, qui bien évidemment dans les dix lignes qu'elle lui consacre dans sa méchante re-pompe du Galet l'écarte définitivement de la sphère de ses "grands vins".


La Malkerida, de la même façon que Bruno Murciano, par son élégance, est l'exact contraire de mon cher Manuel, le loufiat barcelonais de Fawlty Towers**, est la parfaite opposée d'un pinot noir ou d'une syrah du Penedès. Et pas que d'un point de vue philosophique, pas seulement parce qu'on a décidé de jouer la carte du terroir jusqu'au bout, jusqu'au cépage, pour éviter la ringardise du faux-bourgogne, du faux-hermitage, etc… Pas seulement non plus parce qu'on a évité d'enterrer ce beau jus dans un cercueil de chêne neuf. Surtout, et c'est là qu'il est question d'intelligence, parce qu'on a bien compris que le talent de la bobal, c'était sa capacité à mûrir sans monter en degré, son faible potentiel alcoologène, ce qu'illustre parfaitement La Malkerida 2010. Grâce à la vinification en douceur de David Sampiedro Gil, l'associé riojanais*** de Bruno Murciano qui n'a pas cherché à tirer sur la corde****, on est là sur un vin délié, fin, très aérien pour la zone, digeste, dont la bouche, gourmande, est soulignée par de jolis petits tanins parfumés à la mûre fraîche. Bref, une très belle réussite, sans compter, ce qui n'est pas rien (surtout en Espagne où l'on a vite tendance à faire le prix avant le vin), que La Malkerida n'est pas une gagneuse: à 6,60 euros en boutique, ce n'est plus du vin, c'est une affaire!



*Guide to wine grapes, A unique A-Z reference to grape varieties and the wines they produce, OXFORD.
** ce pauvre Manuel que j'avais un peu délaissé ces derniers temps et qui, mes "vieux" lecteurs le savent, symbolise pour moi le prototype du sommelier catalan, pataud, très à l'aise avec son complexe de supériorité et et aimable comme une porte de prison.
*** de Rioja alavesa, en fait, d'où le K "basque" de La Malkerida.
**** bien vu, d'autant que la bobal n'est pas radine en anthocyanes…

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