Ni pute, ni soumise!


Il est toujours très chic de ne pas se laisser envahir par ses sens, de bouder son plaisir. Et, l'air coincé, de considérer avec condescendance ces pauvres hédonistes qui décidément n'auront jamais la classe triste des disciples d'Épicure, qui eux, justement, savent calculer leurs plaisirs. Une partie du monde du vin, par un ensemble de glissements sur lesquels je n'épiloguerai pas aujourd'hui, sous l'effet d'une scolastique d'origine anglo-saxonne, s'adonne avec délices à cette frigidité non feinte.
Au soir des années 90, une des postures à la mode, du dernier chic justement, consistait à dénigrer la syrah. J'avais répondu à ça dans une des nouvelles du bouquin D'amour & de vin* qui mélangeait les sensations physiques du sexe (appelons un chat un chat) et celles de la boisson. La nouvelle en question avait pour héroïne une syrah emblématique du Sud de la France, Sylla de Borie de Maurel, un vin dont l'opulence, dans ses jeunes années, renforcée par les effets de la macération carbonique, choque évidemment ceux qui ne demandent qu'à l'être. Et, comme il se doit, ce vin de terroir, au bout d'une bonne dizaine d'années révèle un tout autre visage où, justement, le cru prend le pas sur le procédé humain, sur la méthode de vinification. Je me souviens d'une bouteille de 95 servie à l'aveugle, il y a deux trois ans lors d'un dîner vigneron, et de la stupéfaction du corbiéro-beaujolesque Maxime Magnon avouant qu'il avait, l'après-midi même, honni la syrah et que parfois il valait mieux tourner sept fois sa langue dans sa bouche.
La syrah, "ça fait des vins de pute!", aguicheurs, qui vous en mettent plein la vue, voila ce qu'il était de bon ton de dire à l'époque. À tort ou à raison. Parce qu'évidemment, s'il est question de ces syrah de plaine, recuites, écœurantes à force de mollesse, pourquoi pas? Mais franchement, prenez n'importe quel grand cépage, cultivez-le sur un tout petit terroir, sur des sols à maïs girondins, dans ce Penedès plat comme la main, au fond d'anciens étangs héraultais, là où vous savez que vous pourrez lui tirer sur la corde et, qu'il s'appelle pinot, cabernet, carignan, malbec, mourvèdre, grenache, sangiovese, riesling, chardonnay, merlot… vous obtiendrez avec un peu de technique quelque chose de correct mais généralement banal. À la limite, ceux qui réussiront le mieux dans ce type d'exercice, sont les sans-grades, les tricards, les mal-aimés, aramon**, cinsault ou piquepoul qui sauront, hydrophiles qu'ils sont, vous en donner pour votre soif.
Par parenthèse, il n'y a pas de honte! Les "putes", respectons-les. En l'occurrence, ça du bon: tant mieux qu'on puisse produire d'aimables jus qui ne pètent pas plus haut que leur cul et qui soulagent des désirs et étanchent des soifs moins sourcilleux que les miens ou les vôtres, chers lecteurs. C'est un autre sport que celui qui nous passionne, ne le dénigrons pas pour autant, il a ses adeptes, et pourvu qu'ils restent nombreux!
 
Ni pute, ni soumise, écrivais-je en titre. Parce qu'avec le temps, c'est devenu pour moi une évidence: à mon goût, la syrah, toute pute qu'on l'accuse d'être n'est pas une grande partouzeuse. Où si elle l'est, c'est en prenant le dessus, en chevauchant, telle une amazone. Elle ne se mélange bien, à mon goût, qu'en conservant les rênes. Un poil de viognier, un poil de ci ou de ça, éventuellement. Et encore, j'en ai vu des rétives… Non pas qu'il n'existe pas de grands assemblages de syrah. Comme je le rappelais précédemment, évitons d'être péremptoires. Mais je trouve qu'elle ne s'exprime vraiment que dans sa belle pureté, dans son exquise nudité. Que la soumission pervertit les odeurs de poivre, de truffe, de cuir de cette brune*** à peau blanche, une peau légèrement poudrée qui m'évoque parfois des notes crayeuses. 


Ne nous échauffons pas, revenons au vin (que nous n'avions d'ailleurs pas réellement quitté) parce qu'évidemment, il serait temps que je cite quelques un des flacons qui suscitent en moi de tels émois. Soyons honnêtes, ils sont principalement nés dans le nord de la Vallée du Rhône: de très vieilles Chapelle, de rares Jamet ou de coûteux Chave, pour faire riche mais aussi et surtout ces innombrables merveilles qu'on trouve à Cornas, en Saint-Joseph ou en Crozes-Hermitage. La liste est loin d'être exhaustive mais je pense en vrac aux vins gourmands d'Emmanuel Darnaud, à la cuvée du Papy 2007 de Stéphane Montez, aux derniers jus de Gonon, à Coursodon, à tous les autres si faciles à boire que j'en oublie les noms****… Et aux classiques qui font mieux que de ne pas se démoder, ce gentleman d'Alain Graillot, à ce virgilien Pierre Clape, à Bernard Grippa et, récemment, à Laurent Combier avec le Clos des Grives, grandiose en 2010… Et, beaucoup plus près de la source du Rhône, en Suisse, à Fully chez Benoît Dorsaz.


Ne soyons pas bornés, il y a, hors du sillon rhodanien, des exceptions qui confirment la règle: en Languedoc, Sylla vieille, dont je parlais au début, la cuvée Vent d'Est du Domaine de Cabrol en Cabardès ou la très jolie Montadou du (trop) discret Rémi Jaillet en Corbières, pas pure syrah, mais très largement majoritaire et très fraîche. N'oublions pas (après avoir jeté un voile pudique sur les "expériences" espagnoles") l'Australie; pas tant la chaude Barossa (où je préfère me régaler du grenache de Dave "Mister Love" Powell), mais plutôt, tout au sud, la Mornington Penninsula balayée par les vents de l'Antarctique où naît un Wild One, un vin cristallin, pour manger, qui n'est pas sans rappeler ce que Jaboulet faisait jadis de bon au Domaine de Thalabert. Voila, en tout cas, l'exact opposé d'un "vin de pute"…


PS: j'ai utilisé pour illustrer le début de ce billet une image de Chloé des Lysses, femme libre, connue pour ses débuts dans le porno-chic et reconvertie dans la photographie.
  

*Cette nouvelle, comme toute celles de ce livre paru en 2002 aux Éditions de La Presqu'île à Bordeaux, tente de mélanger le souvenir d'une peau et d'un vin. Voici le texte original.

Belles de jour

J’ai entendu, il n’y a pas si longtemps, un amateur éclairé me raconter tout le mal qu’un de ses amis vignerons pensait de la syrah. Résumons cela en une phrase lapidaire : « ce cépage, ça fait des vins de pute ! »
C’est vrai, il y a déjà ce nom, rien que ce nom de « syrah » dans lequel semblent vibrer les délices capiteux de l’Orient, des musiques persanes plus chaudes encore que les Quatrains d’Omar Khayyām. Syrah, un vrai nom de guerre comme on disait autrefois dans des maisons où la tolérance n’était pas qu’un concept.
Et puis, il y a ces arômes incroyables de la syrah confite par le soleil languedocien. Une branche d’acacia en fleur, de la papaye très mûre, des tranches et des tranches d’un pain d’épices à peine sorti du four, du chocolat, de la réglisse. Et cette bouche moelleuse, fondante. Votre langue se gorge de parfums musqués. Avez-vous déjà léché une peau imbibée de Shalimar ? L’Orient. De nouveau, l’Orient.
Se pose alors un véritable débat. Cette avalanche d’extrême sensualité équivaut-elle à de la vulgarité? Où est la limite? Quelles sont les bornes? Où commence l’outrance? Qu’est-ce que le bon goût?
Quand bien même. Ne tranchons surtout pas. Laissons-nous guider par notre envie. Sans retenue aucune.
Lequel d’entre nous n’a jamais tourné la tête, dans la rue, en croisant une femme décidément trop vulgaire. Ce déhanchement exagéré, les talons qui claquent, un fessier que moule de façon obscène — jusqu’à la trace d’un slip qu’on peut penser réduit à sa plus simple expression —, une chaînette à la cheville, un tailleur forcément rose, de la joncaille. Et je vous épargne la voix, si par malheur vous l’entendiez. Vous vous empourpreriez sûrement si elle venait à prononcer votre prénom.
Vous la regardez. Pire, vous la désirez. Vous voudriez profaner ce sanctuaire de la vulgarité. Est-ce le bon goût qui vous empêche de la suivre, de l’aborder, de lâcher quelques mots idiots ? Le bon goût ou la timidité ? Ou la honte d’imaginer que si vous êtes capable de la désirer, c’est que vous aussi…
Comme si nous ne prenions notre plaisir qu’avec des madones et des saintes. Ignoble supercherie ! Arrêtons de refuser ce qui, de toute façon, parfois, s’impose à nous !
Alors, me direz-vous, ce vin-là ne peut se comprendre qu’en vulgaire compagnie. Ce n’est pas si simple. D’abord parce que je n’ai absolument pas dit qu’il était vulgaire. Mais si vous le trouvez vulgaire et que, malgré cela, vos tempes cognent, laissez-vous aller.
Mais pimentez. Ajoutez un doigt de sophistication. Songez à ces épouses, à ces honnêtes mères de famille, qui la nuit tombée ou, pourquoi pas, en plein jour s’attiraillent, se harnachent, se déguisent pour ressembler à celles qu’elles répugnent d’être. Vive les bas résille, les escarpins et la dentelle noire !
Assurément, le moelleux incommensurable de la Cuvée Sylla du Domaine Borie de Maurel ne peut se comprendre que sur le nombril parfumé — n’oubliez pas Guerlain — d’une rousse, vraie ou fausse, qui saura sans affectation laisser libre cours à sa vulgarité naturelle.

** À propos d'aramon, j'ai eu la chance de participer  à un joli petit projet avec le bougnat biterrois Philippe Catusse, le journaliste languedocien Marc Médevielle et le vigneron Charles Jany, la création d'un vin de soif uniquement composé d'Aramon. La cuvée s'appelle Félicie aussi! en hommage à Fernandel qui célébra en 1939 les vertus aphrodisiaques d'une consommation immodérée de ce cépage prolétaire.

*** Vous noterez l'incohérence du bonhomme qui voit la syrah tantôt rousse comme dans la nouvelle ci-dessus, tantôt brune!

****Notamment un saint-joseph avec une étiquette brune et orange pas très jolie, un 2009 excellent.


Commentaires

  1. Je me demande si la photo va te faire de l'audience en plus ;-) Tu as des amies étonnantes...

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    1. No, finalement, ça ne change pas grand chose, ça se maintient…

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  2. Moi, j'aime : elle a une tête de Syrah Léone. Oui, je n'ai regardé que la tête !

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  3. Bravo Vincent, d'une part de redonner une respectabilité à ces dames si méprisées et leur redonner de la noblesse avec un texte en feuille de vigne, mérite un grand coup de bouchon. Ce style direct dans l'émotion, ces uppercuts de plein fouet nous donnent à réfléchir, notamment aux "connaisseurs", que l'esquive pourrait être un noble art, plutôt que de nous asséner des vérités criantes de snobisme.
    Quel plaisir à la lecture de ces images où l'écriture bondissante donne de l'intelligence à la matière.
    Merci

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  4. les héritiers sans testament à la Gatti, fallait s'en faire ; c'est tard maintenant

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    1. Ça, il semblerait, si l'on parle d'Arturo Gatti, le boxeur, que cela vienne du Québec, mais encore?…

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    2. c'était une pensée vers la plume fougueuse de Dante Sauveur Gatti et cette anecdote: les jours où il avait un examen à l'école son père lui donnait à boire un grand bol de café mélangé de vin rouge ; là http://www.peripheries.net/article200.html

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  5. Une copine à toi Vincent??? C'est quand tu viens avec...

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