Il y a une vie après El Bulli.


Ne pas croire à la possibilité de la rédemption, en Espagne, au pays de Don Juan* serait une erreur grossière. Même si cela prête parfois à sourire, le débauché, le libertin peuvent rentrer dans le droit chemin. Bref, moins pompeusement, on peut changer d'avis, de chemises, d'idées ou de façon de faire. On l'a vu en agriculture où des disciples du Monsantisme se sont posés des questions pour explorer d'autres voies, plus naturelles, on le voit aussi aux fourneaux quand des cuistots (dé)formés au chimico-molécularo-industriel se tournent vers des conceptions plus saines de la nourriture.
Il y a comme ça ici à Barcelone plusieurs exemples de cette rédemption. Ainsi le grand Alain Devahive dont le drôle de restaurant-garage Harley-Davidson était** une des plus amusantes tables inventives de Catalogne; après des années à El Bulli puis comme démonstrateur des produits chimiques Texturas de la famille Adrià, il est devenu un adepte des belles viandes et des grands produits de la mer, de la Vérité toute nue. On pourrait également citer Carlos Abellán qui sert de vrais plats au Comerç 24, Thang Pham le chef du me, dans l'Eixample. Pour le coup, je vous emmène dîner chez Albert Raurich, chef de cuisine de 1999 à 2007 Cala Montjoi.


Dos Palillos, le restaurant d'Albert Raurich fait en fait partie de la très chic Casa Camper, cet hôtel mi-berlinois mi barcelonais ouvert par un célèbre fabriquant de godasses majorquin. L'affaire tourne désormais depuis cinq ans, et elle tourne bien, près des Ramblas et du MacBa, aux portes de ce quartier du Raval qui est à peu près aussi vivant que l'Eixample est mortifère. Ce qui est éminemment sympathique à Dos Palillos, c'est que volontairement (avec la complicité des créateurs de Vinçon), on n'a pas l'impression d'entrer dans une de ces funérariums dont Barcelone s'est fait une spécialité: ici, c'est le bar de quartier, le bar de toda la vida, avec les caisses de bières posées dans un coin, des collections hétéroclites et la télévision perchée à côté des bouteilles (d'ailleurs, hier soir, elle n'était pas allumée, faute…). Ça vit! Franchement, c'est là que je préfère manger, sur un tabouret, les plats y semblent encore un peu plus inattendus et spontanés.


La salle du fond, où il faut réserver, est un peu plus formelle, rouge et noire, dans le style L'atelier de Robuchon, on y parle davantage anglais ou français qu'espagnol… L'avantage, c'est qu'à la façon du teppanyaki, on y cuisine devant vous, y compris à la braise***. À ce propos, saluons ici Albert Raurich qui brave l'interdiction faite aux restaurants du centre-ville de travailler à la braise, il a mis au point un système de brasero escamotable en cas de contrôle de la commission de sécurité… Le chef opérationnel est japonais, Takeshi Somekawa.


Parce que Dos Palillos, pour ceux qui ne connaissent pas encore, est un restaurant japonais. principalement japonais, tendance fusion, mais pas tant que ça… On est donc assez loin des élucubrations de la cuisine du petit chimiste de Rosas, surtout si l'on prend soin en commandant de bien préciser ce que l'on veut, et ce que l'on ne veut pas…Personnellement, je mets ça sur le dos d'une allergie imaginaire (mais gustativement bien réelle): pas de glutamate ni de Texturas®. En partant sur ces bases-là, aucun risque!


Je ne vais pas vous énumérer tout ce que nous avons eu à dîner hier soir, quelques images de plats suffiront. Disons juste que c'était bon et divertissant, qu'il y avait une belle variété de cuissons (tempura, braise, wok), une matière première de qualité. Pour le reste, c'était parfois exceptionnel comme le ravioli de soupe de cochon, très street-food, parfois excellent comme l'huître froide au saké chaud (à manger vite!), la remarquable vieille viande de vache, les gambas en deux cuissons ou la ventrèche de thon du "maki en kit", parfois original comme le sashimi de poulet de ferme, parfois plus joli que réellement goûteux à l'image de la magnifique salade de fruits de mer et fleurs et parfois raté comme les desserts qu'il était impossible d'avaler sans une enfance anglo-saxonne. À table!


Un mot de la carte des vins qui fait vraiment des efforts, bien plus en tout cas que celle de bon nombres de restaurants à la mode de Barcelone. Nous avons fait classique et tout-terrain avec un rosé 2010 de Tempier (qu'il convient de carafer) mais on trouve même des arbois et des mâcon pas con (merci Cuvée 3000!)… Un mot aussi de l'addition, ce n'est pas donné, mais moins cher (50 euros le menu), puisqu'on parle spectacle, qu'une place d'orchestre pour le Liceu tout proche. Ça me fait penser que je vous emmènerai un de ces jours dans le Japonais préféré de mon fils, vers Sants. Un mot enfin de l'ambiance, c'est branchouille, mais sans tomber dans le bobo extatique.
Donc, je confirme, il y a une vie, une vraie vie, après la chimie…



*Il est bien sûr ici question de Don Juan Tenorio, celui du siècle romantique, celui de Zorrilla, repenti qu'on entrevoit lâcher une larme sur la mémoire de ses victimes.
** pour d'obscures raisons catalano-catalanes, le Harley a fermé sans crier gare en tout début d'année mais, tant pis pour les Barcelonais, Alain Devahive et son équipe sont déjà repartis pour de nouvelles aventures, à Singapour, au restaurant Catalunya.
*** ce qui a contribué à faire la gloire de la cuisine vapeur-bouillie dont raffolent pas mal de petits génies qui officient dans les restaurants pour garçon-coiffeurs

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