Chez les Chinois, là où j'ai bu un coup avec Ben Ali…


Dites à un Barcelonais "de souche", à un señorito des hauteurs, coiffeur, épicier ou tailleur, que ce soir vous allez prendre un verre dans le Raval. "Quelle horreur!" Ce quartier, délimité au sud par Paral•lel, à l'Est par le port et au nord par les Ramblas conserve, intacte, sa mauvaise réputation. Les municipalités successives ont pourtant tout essayé, détruit ce qu'elles pouvaient détruire, amené des tonnes de béton frais, ouvert la chasse aux putes* et aux travelos, jusqu'à le débaptiser, le priver de ce nom exotique dont l'avait affublé l'imaginaire populaire (et dit-on, en 1931, le journaliste Paco Madrid**), El Barrio Chino.


Il n'y en fait jamais eu de Chinois dans ce Chinatown barcelonais, juste des étrangers, des gens "pas comme nous", venus travailler dans les entreprises textile du coin. Mais arrivèrent aussi des artistes, des écrivains tel Jean Genet qui y écrivit Le journal du voleur, attirés par la faune et la vie qui suintait des murs sales de cet univers interlope. El Raval (dont les spécialistes disent qu'il ne recoupe pas exactement les frontières du Chino comme l'appelaient les voyous) a conservé malgré toutes les tentatives de nettoyage ses principaux traits de caractère: la crasse et la pauvreté. Mais, quand on y prend ses marques, il y règne une ambiance oubliée dans la Barcelone aseptisée.


Un de ces quatre soirs, je vous y parlerai d'un restaurant empli de créatures, de sirènes échappées des mers du Sud… Là, step by step, je ne vous emmène que prendre un verre. Amuse-bouche. Nous sommes à deux pas de la nouvelle Rambla del Raval, censée "désenclaver" le barrio, à deux pas de la minable place que la ville, ingrate, a offert à son plus bel écrivain de la fin du XXe siècle, Manuel Vázquez Montalbán. Si vous êtes touristes, pensez à votre portefeuille (en vol à la tire, Barcelone est encore plus forte qu'en football) et engagez-vous dans l'étroite Calle de la Cera où les gitans inventèrent jadis la rumba catalana. Une ou deux boucheries hallal (les pakistanais, les maghrébins et leurs salles de prière ont remplacé les "chinois), un bazar, un étonnant magasin de chaussures qui les vend par tas et un coiffeur branché. Puis, au numéro 17, un bar, à la devanture sombre, fossilisée par les couches de peinture, le Never More.


Alfonso de La Mota et Antonio Iglesias ont ouvert ce lieu l'automne dernier. C'était déjà un troquet, bizarre, avec un piano fiché dans le mur à trois mètres de haut. et qui s'appelait évidemment Piano. Alfonso est cuisinier, il adore ça, il a travaillé ici et là, au Bulli, c'est le prototype du cuisinier passionné, cultivé, distingué. Antonio, lui, est décorateur, mais de haut-vol, pour la maison Vinçon, il crée aussi bien des vitrines que des restaurants, de la déco sans chiqué, "à tiroirs". C'est lui bien évidemment qui a personnalisé le Never More, dont le nom est un hommage au poème d'Edgar Poe, The Raven qui lui-même inspira Verlaine pour son Nevermore.


Mis à part les références constantes au corbeau de Poe, difficile de décrire cette ambiance inattendue, onirique, qui ne s'appuie que sur des objets de récupération, vieilles portes, seaux de maçons, ustensiles de cuisine, nuanciers de formica reconvertis en sous-bocks, etc… Le plus simple est d'y aller, d'admirer notamment les peintures murales, œuvres d'un artiste japonais de Barcelone, Yoshi Sisley, qui vous accompagnent des toilettes à l'étage supérieur, au petit salon. Plus que de la décoration, c'est bien de poésie dont il s'agit. À l'entrée, ce sont d'ailleurs des vers de García Lorca qui vous accueillent, à la craie sur le mur.


Vous le comprenez, rien à voir avec cette rue du Raval. Pourtant surgit souvent ici quelque chose qui doit ressembler à l'atmosphère du défunt Barrio Chino. Au Never More, on vient prendre l'apéro, avaler une ou deux huîtres, grignoter un bout de jambon***, finir la soirée (ou même une partie de la nuit en fin de semaine). On discute avec des inconnus, un peu à l'opposé de cet Eixample**** dont tous les habitants sont cousins, on recrée une Barcelone bigarrée, hétéroclite, bohème, éventuellement pécheresse que beaucoup croient disparue. Je me souviens notamment d'une fin de réveillon où nous avons débuté l'année avec un vieil Algérien de Marseille en costume beurre frais, enfant naturel du Chino et sosie impeccable de Ben Ali. Bienvenue au raval, au pays, indispensable, où tout est possible, où Barcelone demeure, envers et contre tout, La ville des prodiges. Tenez, l'autre soir, à deux pas du MacBa, j'y ai rencontré des anges…


*et pendant que les policiers locaux traquent avec détermination les quelques professionnelle de seconde division qui continuent de fignoler la couleur locale de la plaza de Salvador Seguí, leurs maquereaux se bronzent tranquillement la couenne sur la Costa Brava…
** l'histoire complète est ici.
*** Alfonso de La Mota devrait en revanche bientôt agrandir son espace afin de pouvoir réellement cuisiner.
**** le quartier à plan orthogonal, sorte de "New-York du pauvre" pour reprendre l'expression d'une copine journaliste française où l'on s'ennuie au dessus de la Gran Vía.





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