Le légume espagnol? Goût américain selon Wikileaks.


C'est une image anodine, banale, ici. Ferran Adrià*, le chef chimico-synthétique, promoteur des Texturas®, pose pour une publicité devant un étal de légumes, des fruits plus exactement puisqu'il s'agit de tomates. "Belles", rouges, lisses, parfaites, tendues comme une quinquagénaire californienne. Des "tomates en plastique", évidemment, du genre qu'on trouve normalement dans ces temples de la malbouffe que sont les grandes surfaces. Vous me direz qu'en matière de pactes avec le Diable, Adrià n'en est pas à son coup d'essai, qu'il a même déjà écrit un livre de cuisine pour les produits de la chaîne de supermarchés Caprabo, qu'il s'est associé avec le pire négociant d'huile espagnol et qu'il est sûrement le meilleur ambassadeur de l'industrie agro-alimentaire dans le Mondogastro. Ça, tout le monde ou presque le sait, et, même outre-Pyrénées, l'avant-guarde commence à s'en rendre compte.


Mais, aujourd'hui, le problème n'est pas là, ce qui m'interpelle davantage, c'est cette image "normale", habituelle, de tomates en plastique, cette espèce de médiocrité uniforme, acceptée, accréditée par tous. Personnellement, en déambulant dans les marchés, catalans principalement, je n'y vois presque que ça: du plastique, beaucoup, beaucoup trop, on y revient,  soigneusement protégé par du polystyrène,  du sous-vide… On a presque du mal à faire la différence entre les (trop nombreux) emballages et les fruits et légumes. Parfaits. Esthétiquement, du moins… Pas un poil qui dépasse, c'est rond, c'est coloré, ça brille! Mais quand on y a goûté, on le sait, ça n'a la plupart du temps justement aucun goût! Bienvenue au merveilleux royaume de la standardisation, dans le "cauchemar climatisé" pour reprendre le mot de Miller.


Parce que c'est là que je voulais en venir à cette "sensation d'Amérique" que provoquent chez moi les primeurs industriels qui encombrent aussi bien les étals du très (trop?) touristique marché de La Boqueria que ceux des petits cultivateurs, qui travaillent sûrement du mieux qu'ils peuvent, en bio ou pas, mais avec une matière première de merde, c'est-à-dire avec des semences de merde. Voila le cœur du débat, la petite graine. Attention, je ne dis pas que tout est parfait en France! Ce que je dis, c'est que grâce à des associations formidables comme Kokopelli (régulièrement inquiétée), grâce à de vrais paysans "qui font du massal sans le savoir" en fabriquant leurs semences d'une année à l'autre, on a réussi à préserver des variétés anciennes qui, au sud des Pyrénées, sont pratiquement toutes passées à la moulinette du progrès. Même sur des légumes emblématiques comme l'artichaut, par exemple, il faut se contenter de variétés internationales comme, pour l'exemple en question, le gros Camus breton à manger bouilli en vinaigrette en lieu et place des identitaires petit violet ou blanc hyérois!


L'Amérique (son côté sombre, en tout cas), donc, j'y viens. Je la sens se glisser, s'immiscer partout dans les nouvelles habitudes alimentaires espagnoles et, singulièrement, catalanes: entre les gamins élevés au Coca-Cola (dont le goût sera irrémédiablement perverti, pire que si on leur faisait fumer deux paquets de cigarettes par jour), cette omniprésence du sucre, du doux, du sucrailleux, du mollasson, la perte de repère des cuisiniers et leur manque évident de recul par rapport aux "bienfaits" de l'industrie agro-alimentaire. On me rétorquera que c'est peut-être normal dans un pays où il y a peu finalement, quarante ans, on crevait de faim de succomber aux charmes du frigo "bien" plein; ce n'est pas faux. Mais, est tombée sur les téléscripteurs d'Idées liquides et solides une dépêche qui semble montrer que derrière ma "sensation d'Amérique", il y avait une part de vérité, l'amorce d'une vérité concrète.
De quoi s'agit-il? Tout simplement d'une de ces innombrables messages secrets révélés par Wikileaks. Le câble en question daterait de 2008. Grosso modo, les Américains en ont marre que l'Europe, et notamment Paris, bloque l'invasion programmée des OGM (dont il faudrait un jour parler calmement). L'ambassade US recommande donc à Washington de faire des misères aux méchants Français. Tout cela, on a presque envie de dire que c'est "de bonne guerre" et que malheureusement on s'en doutait… Mais l'info que révèle ce câble, c'est l'étroite complicité qui lie les gouvernements américains et espagnols, Madrid jouant en l'occurrence une espèce de rôle de Cheval de Troie de la pieuvre agro-alimentaire US sur le vieux continent. On y lit par exemple que l'ex-secrétaire d'état espagnol à l'Agriculture, le Catalan Josep Puxeu**, lie ses demandes à celles de Monsanto en matière de bio-technologies.

 
Évidemment, le câble de Wikileaks n'explique pas tout, mais, ainsi, je comprends mieux l'origine de ma "sensation d'Amérique" quand je vais acheter mes primeurs à Barcelone. Je comprends mieux aussi comment des chefs de cuisine gastronomique arrivent à ce point à vendre leur âme au Diable, comment j'ai les larmes aux yeux quand j'arrive à manger en Espagne, grâce à des résistants comme Oriol Rovira, des tomates dignes des petits marchés français que je connais, dignes des jardins que j'aime. Car, loin de la mer de cultures sous serre d'Almería et des usines à viande du Gironès, la Résistance s'organise. Rejoignons-la.


* À noter que la Generalitat (Conseil Régional) de Cataluña vient d'inaugurer à grands frais une exposition louant la "liberté" et la "créativité" de Ferra Adrià, c'est ici.
** homme politique du PSC, vigneron en Priorat. Quand il parle du vin, ça donne des choses comme cette interview rapportée par Vitisphère.

Commentaires

  1. Merci de dénoncer toutes ses merdes, je ne connais pas le talent de Ferran Adria, mais j'ai toujours eu le sentiment que ce mec était subventionné par l'industrie agro-alimentaire ou la grande distribution. Imaginez Leclerc, annonçant dans cette boite se retrouve les ingrédients utilisés par Ferran????Remarquez d'ici 10 ans il travaillera pour l'industrie pharmaceutique. On compte sur vous, pour continuer à nous conseiller les derniers guerriers et résistants de la cuisine. Pour la Boqueria, seules les couleurs sont magnifiques, et de quelle qualité sont les poissons. Merciamicalement.

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  2. Merci, Jean-Louis, les poissons de La Boqueria, il y a de tout, du bon mais aussi des bidouilles; il faut savoir nager…

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  3. Je vis en Catalogne et ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, se sont les Andalous les plus américanisés, les plus obèses, ceux qui se sont le plus perdu dans la modernisation, contre-effet des années de restriction du franquisme, (et d'une violente augmentation du pouvoir d'achat entre 70 et 80) il ne faut pas l'oublier. Le consumérisme aveugle (voiture, nourriture, habits, loisirs et... drogues) est devenu un mode de vie en Espagne, en cela ils sont très proches des Américains du Nord.
    Il ne faut pas oublier non plus que le miracle agricole espagnol est dû à la... PAC.
    Maintenant je vis dans l'arrière pays de la Costa Brava et j'achète des fruits et légumes des paysans de la Garotxa, ils ne sont pas passés par Mercabarna. Les paniers paysans se développent en Espagne, les Navarrais sont les plus pointus là-dessus, pendant que les Andalous innondent l'Europe de fraises ni éco ni éthiques.
    La Boqueria est un marché commun au coeur d'un quartier ultra touristique, ils soignent les étals, mais tous les marchés d'Espagne sont comme çà, j'ai vécu à Malaga et à Madrid avant, rien à envier à La Boqueria.
    Les collaborations de Ferran Adrià avec l'industrie agroalimentaire ne datent pas d'hier, et Caprabo est la chaîne GSM catalane identitaire qui a été rachetée par Euroski la chaîne basque. Même Santi Santamaria de son vivant avait vendu son âme au diable comme vous disez. Les chefs français qui recopient vaguement ce que Adrià faisait il y a 20 ans sont eux sur lesquels il faut tirer.

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  4. La faute des Andalous, la faute des Américains, la faute de l'Europe… Je comprends tout cela mais je ne vois rien dans ce début de commentaire qui contredise mon billet: les fautes commises ont été voulues et choisies par tous, notamment par Josep Puxeu (vigneron catalan du priorat, je le répète), à l'époque secrétaire d'État à l'Agriculture et qui "pactisait" avec le Diable. Les rarissimes exceptions que vous évoquez, je les évoque aussi au travers de l'exemple de la famille Rovira, dans ce billet et dans celui-ci: http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com/2012/02/pas-de-pays-sans-paysans-pas-de.html . La Navarre, la Rioja, j'en parle ici (http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com/2012/01/cuisine-nature-logrono-gracias-asuncion.html), et c'est vrai qu'on trouve dans ces régions-là quelques légumes "normaux", mais encore une fois, ce sont des exceptions.
    La Boqueria est ce qu'elle est, ni meilleure, ni pire que les autres marchés de BCN, sauf peut-être le Ninot où un stand vend des légumes "agricoles".
    Concernant Adrià, je ne vois pas en quoi l'antériorité le dédouanerait de ses actes, notamment de son business des Texturas® qui polluent tant de cuisines dites gastronomiques ou de ses créations récentes: http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com/2012/02/le-plus-mauvais-restaurant-de-barcelone.html .
    Bref, il faut assumer…

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  5. Comme toi, je suis pour ma part de plus en plus inquiet : de l'autre côté des Pyrénées, en Catalogne dite française, en Roussillon, si vous préférez, les supermarchés (et même les boutiques) du centre ville n'ont plus aucun fruit ou légume tricolore à nous proposer. Depuis plusieurs semaines, les poires viennent d'Italie (sans précision du lieu), les pommes d'Argentine ou d'Afrique du Sud, les clémentines d'Israël, les fraises d'Espagne, les cerises du Chili (enfin, ça c'était cet hiver), les tomates de Belgique, j'en passe et des meilleures...
    Quand je suis arrivé ici il y a plus de 20 ans, c'était le paradis des fruits et des légumes, avec des variétés pleines de goût, des asperges formidables, des salades variées, des petits fenouils à croquer... Maintenant, il n'y a plus que quelques étals bio ou assimilés qui, sur le marché de la Place de la République le Dimanche, proposent de beaux radis, des oignons magnifiques ou de splendides courgettes "du pays". C'est pour cette raison que je suis devenu en dix ans adepte des produits bio de ma région. Pour atterrir dans mon assiette ils voyagent peu et ne sont plus dopés aux conservateurs. Certes, ils sont plus chers, mais comme j'en achète et que je ne jette plus, je pense être gagnant.
    En ce moment notre gariguette et notre mara des bois sont un régal !

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    1. Je suis bien d'accord avec toi, Michel. Personnellement, mes critères sont dans l'ordre:
      1°) production locale, de maraîchage.
      2°) variétés "propres" style Kokopelli.
      3°) le bio vient en général naturellement après les deux critères précédents.
      Ce que je constate en revanche, c'est que si on met le bio en critère numéro un, on a tôt fait de se retrouver dans un hypermarché ou dans ces grandes surfaces spécialisées genre Biocoop dont les produits "bio" on fait le tour du Monde…

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    2. Et là, quand le bio est voyageur, ça donne souvent ça: http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2012/01/bio-et-con-la-fois.html

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  6. Et bien, faut pas venir à Lisbonne. Non seulement on a les tomates plastiques mais en plus on a tous les rebuts de la bouffe plastique européenne (ex: tomates lisses mais pas vraiment). Impossible de trouver du poulet fermier, des oeufs fermiers et j'en passe. Barcelone a l'air d'un eldorado à côté. Ici non seulement on mange mal, mais en plus on est fier d'estampiller "produit du Portugal" (crise oblige) sur des produits de merde et il y en a. 40 ans de retard par rapport à la France. Faut dire que les gens ici ils s'en foutent de ce qu'ils mangent, ils préfèrent les belles voitures. Et oui, ici aussi les enfants sont gros, et même je crois que ce sont les plus gros d'Europe. Heureusement, je fais 180km en voiture, dans la campagne de ma famille et je me ressource. C'est dire, le petit Lidl du coin a de meilleures tomates que n'importe quel marché à Paris. Bref la production locale, la campagne pure et dure, cela fait toute la différence. Je parle biensur du Portugal et de mon expérience en particulier. Et oui, c'est quand on ne vit plus en France (et Italie mon deuxième amour) qu'on se rend compte de ce qu'on a laissé derrière soi.... Saudades....

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